Le peuple du bassin minier n’a pas renoncé à ses rêves de justice sociale

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Près de quatre ans après la révolution, la population de Gafsa se sent toujours abandonnée, dépossédée des richesses que génère l’exploitation des phosphates. À la veille des élections législatives du 26 octobre, la fracture n’a jamais semblé aussi profonde entre les aspirations sociales et les promesses sans lendemain des élites tunisoises.
Gafsa, Redeyef (Tunisie),
envoyée spéciale. La nuit tombe sur Gafsa. Alors que l’écrasante chaleur de la journée relâche son emprise, les rues commencent à s’animer. Devant la cité universitaire Zarrouk, à la lisière de la ville, les islamistes d’Ennahdha délivrent à un public clairsemé leur sermon, amplifié par une sono assourdissante. « Nous aimons la Tunisie, nous aimons la démocratie, nous aimons la liberté ! » lance l’orateur. « Oui, ils les aiment… Seulement à la veille des élections ! » grince Zohair Benabdallah, un jeune électricien natif de ce bassin minier aux solides traditions de lutte. Fils d’un mineur de Redeyef, le coeur à gauche depuis toujours, il fait campagne pour le Front populaire. « En 2011, lors des premières élections après la chute du dictateur, Ennahdha demandait aux Tunisiens de voter au nom de Dieu et du prophète, se remémore-t-il.
Maintenant, ils parlent de développement, d’économie, de démocratie. Mais ils n’avancent aucun programme sérieux. Le peuple veut du travail, du respect. Je suis musulman, mais ce que je veux avant tout, c’est pouvoir manger à ma faim et vivre dignement ! »
Le bassin minier de Gafsa connaît plus que tout autre région de Tunisie le prix des luttes pour la démocratie et la justice sociale qui ont eu raison de la dictature. En 2008, le soulèvement populaire réprimé dans le sang par le régime de Ben Ali augurait les événements qui devaient emporter le tyran de Carthage. Six ans plus tard, les tensions sociales ne se sont jamais calmées. Si la Compagnie des phosphates de Gafsa a bien procédé à plusieurs centaines d’embauches l’an dernier, celles-ci compensent à peine les départs à la retraite prévus d’ici à 2016 et les populations, les jeunes en particulier, ont toujours le sentiment d’être dépossédés des richesses tirées du sous-sol de la région. Malgré la libéralisation du champ politique, dont témoignent les 62 listes en lice dans cette circonscription, la contestation sociale est toujours réprimée. Mardi, la police a procédé, lors d’un sit-in à Om Areyes, à l’arrestation d’une dizaine de jeunes chômeurs qui luttaient depuis six mois pour être recrutés comme mineurs.

« Cette révolution était portée 
par des aspirations sociales »

Cette répression n’étonne pas Fahem Boukadous, rédacteur en chef de Mines FM, une station de radio qui émet sur la région. Il était, en 2008, l’un des rares journalistes à couvrir la révolte populaire. Cela lui avait valu une condamnation à quatre ans de prison. Après une année de clandestinité, il a passé sept mois dans les geôles de Ben Ali, avant d’être libéré en janvier 2011. « Certains ont voulu réduire la révolution tunisienne à une révolution politique, comme celles qui ont éclaté dans les pays de l’Est à partir de 1989. Ceux-là pensent que la page doit se tourner, après l’adoption de la Constitution. Je pense au contraire que cette révolution était portée par des aspirations sociales. Ici nous poursuivons les luttes pour réaliser les objectifs de justice sociale qui en étaient le moteur », tranche le journaliste.Dans les vastes locaux de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens), à Gafsa, on observe le jeu électoral avec prudence. « Nous nous tenons à la même distance de tous les partis pour préserver le rôle de médiateur de la centrale syndicale, explique Mohamed Miraoui, le secrétaire général de l’Union régionale. Si l’UGTT n’avait pas imposé le dialogue national qui a permis de mettre des adversaires politiques autour d’une même table, le pays aurait peut-être sombré dans le chaos, comme la Libye voisine. » Cette neutralité affichée n’empêche pas le dirigeant syndical de porter un regard sévère sur le bilan de la troïka, la coalition issue des élections de 2011, dominée par Ennahdha. « Sur le plan politique et démocratique, la situation s’est améliorée, mais, sur le plan social et économique, c’est un désastre », soupire-t-il. Depuis les bureaux voisins du Front populaire s’échappe une mélopée de la Libanaise Fayrouz. Les militants montent le son pour couvrir les chants religieux qui rythment les distributions de tracts des islamistes sur l’artère principale. Le candidat de la coalition de gauche, Amar Amroussi, reçoit le soutien de Hamma Hammami. Jadis traqué par la police de Ben Ali, le porte-parole du Front populaire, en tournée dans le Sud, ne circule plus que sous étroite escorte policière, du fait de sérieuses menaces d’attentat. Autour de lui, dans la marche organisée en hommage à un militant du Front populaire tué par une grenade lacrymogène, les militants brandissent des portraits de Chokri Belaïd, assassiné le 6 février 2013.

“Sur le plan démocratique, le situation s’est améliorée, mais, sur le plan social, c’est un désastre.” Mohamed Miraoui, secrétaire général de l’Union régionale UGTT

À la sortie de Gafsa, l’interminable ruban de bitume, qui s’étire jusqu’aux mines de phosphates de Redeyef, n’est emprunté que par les camions et les pick-up chargés de citernes d’eau. Les floculants utilisés pour nettoyer les grains de phosphate ont pollué la nappe phréatique, ce qui contraint les habitants de la région à de lourdes dépenses pour s’approvisionner en eau potable. Les plus modestes ont la dentition rongée par l’eau souillée. La prévalence des cancers et des maladies respiratoires est préoccupante mais jamais aucune étude épidémiologique sérieuse n’a été conduite par l’État. Au pied de la mine, Redeyef affiche sa méfiance envers les partis politiques. La mémoire de luttes de la cité minière se déploie en fresques colorées, au fil de rues défoncées, asphyxiées par une malsaine poussière. Figure du soulèvement populaire de 2008, Adnène Hajji a constitué une liste indépendante. Dans les locaux du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux du bassin minier, il se dit « mécontent des partis qui imposent leurs programmes politiques sans écouter les citoyens ». « Depuis 2011, il n’y a pas eu de vrai changement, pas d’avancées sociales pour les classes populaires. Les têtes ont changé, mais pas les politiques libérales », s’emporte-t-il. Seule industrie et principal employeur de la région, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) aiguise les appétits : une délégation d’une trentaine d’entreprises françaises opérant dans le secteur minier est attendue le 18 novembre à Tunis pour entamer des discussions avec les dirigeants de la CPG en vue de « nouer des partenariats » avec l’entreprise publique tunisienne. Les attentes sociales du peuple du bassin minier ne figurent pas au programme de cette visite.

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