Le secteur textile au Sahel : Une politique industrielle non durable

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Par: Mohamed Gaaloul: Coordinateur regional Justice environnementale à Ksibet el Mediouni FTDES

Le secteur textile au Sahel : Une politique industrielle non durable

Le secteur du textile et de l’habillement en Tunisie est l’un des secteurs stratégiques de l’économie nationale : il représente 22,7% du total des exportations industrielles et 19,3% du produit intérieur brut des industries manufacturières. Selon les statistiques de L’Agence de promotion de l’industrie, en 2016 le secteur textile compte 1757 entreprises et 174 000 emplois, et  parmi ces industries de textile en trouvent environ 42 entreprises de teinture et délavage dans le gouvernorat de Monastir[1]. Le processus de délavage, nécessitant de grandes quantités d’eau et de nombreux produits chimiques, implique de lourds impacts environnementaux et sous-tend une consommation excessive d’eau par ces entreprises.

Le secteur textile : catastrophique pour les ressources d’eau

La procédure de teinture et délavage utilise de grandes quantités d’eau dans le monde. Leur consommation est estimée à 4 milliards de tonnes par an, soit plus de 126 000 litres d’eau par seconde ou encore 10 950 000 mètres cubes d’eau par jour2. La plupart de ces eaux n’est pas ré-exploitée. Selon la Banque mondiale2, l’industrie textile représente entre 17% et 20% de la pollution de l’eau dans le monde. Par exemple, il faut 25 litres d’eau pour un maillot et 55 litres pour un pantalon[2]. Ainsi, à Monastir, la procédure de délavage utilise 12 bassins d’eau y compris pour le nettoyage du matériel. Par ailleurs, de nombreux produits chimiques sont utilisés dans la procédure de délavage comme l’eau de javel, l’eau oxygénée et le métabisulfite de sodium.

Photo du rejet de l’eau polluée dans la zone industrielle de Monastir, juin 2018

Cette industrie pèse lourdement sur l’environnement en Tunisie, qui souffre déjà de la rareté des ressources d’eau. Le volume d’eau par habitant est inférieur à 500 mètres cubes par an. Cette part devrait diminuer au cours de la prochaine décennie pour atteindre moins de 350 mètres cubes3 par an, notamment en raison de la croissance de population et des changements climatiques.

Ces problèmes sont particulièrement évidents dans le gouvernorat de Monastir, naturellement pauvre en ressources hydriques. 51% de ses ressources en eau proviennent de l’extérieur du gouvernorat, spécifiquement du barrage de oued Nabhana (7 millions de mètres cubes) et des eaux du Nord via le canal de oued Majrda. La quantité d’eau souterraine dans le gouvernorat est estimée à 16,2 millions de mètres cubes[3].

La région de Monastir est considérée comme le premier producteur de jean avec une production estimée à 9 millions de jeans par an. Comme souligné plus haut, la consommation moyenne d’eau pour un jean est estimée à 55 litres, excluant les étapes de teinture et délavage du tissu. Ainsi, l’utilisation d’eaux souterraines non contrôlées et d’eau potable dans le processus de délavage combinée aux estimations des quantités d’eau de la société nationale de l’exploitation et à la distribution de l’eau dans certaines entreprises, qui ne dépassent pas le nombre de 10 mais requièrent tout de même 550 000 mètres cubes d’eau par an, illustre très bien l’exploitation excessive de l’eau dans cette région.

II faut également noter qu’il y a une pénurie importante d’eau potable dans le gouvernorat de Monastir, surtout en été où les coupures d’eau sont fréquentes. Il y a aussi de fréquentes pénuries d’eau d’irrigation pour les agriculteurs. Par conséquent, l’impact de cette industrie sur les eaux souterraines, avec son grand nombre de puits sans autorisation et ses puits d’exploitation situés dans une zone rouge, est considérable.

Les dispositions légales réglementant l’exploitation des ressources hydriques

 

Il existe de nombreuses lois concernant l’exploitation des puits dans le code des eaux[4], tel que l’article 9 qui stipule que « Les forages et puits dont la profondeur ne dépasse pas cinquante mètres, et dont l’emplacement ne se trouve pas à l’intérieur d’un périmètre d’interdiction ou de sauvegarde défini aux articles 12 et 15 du présent code peuvent être effectués, sans autorisation préalable, à charge par le propriétaire ou l’exploitant d’en informer l’administration. »

Mais lorsque nous avons vérifié, le Commissariat Régional de Développement Agricole (CRDA) a confirmé qu’il ne délivrait pas de licence pour les activités industrielles dans le forage de puits profonds et ce, malgré l’article 13 du code qui précise que, dans le but de protéger les ressources existantes, les projets d’exploitation des eaux souterraines doivent être soumis au ministre de l’agriculture pour autorisation et prescription.

Suite à des recherches sur le terrain, nous avons découvert qu’il existe des sociétés qui exploitent des puits dans une zone rouge, notamment deux sociétés exploitant 13 et 5 puits chacune. Nonobstant l’article 107[5] du code des eaux, qui souligne la nécessité de fournir de l’eau potable et de l’eau pour l’agriculture et l’industrie, ainsi que de la nécessité de ne pas contaminer cette eau et de ne pas affecter les ressources naturelles, et les articles 108 et 115 qui affirment que les eaux usées industrielles ne doivent pas être déversées dans la mer ou dans les oueds, la plupart de ces industries déversent leurs eaux usées dans la baie de Monastir, la sebkha de Moknine ou encore l’oued Hamdoun.

Devant toute cette pollution, nous constatons également l’absence du rôle des institutions environnementales telles que l’Agence nationale de la protection de l’environnement (ANPE), l’Agence de Protection et d’Aménagement du Littoral (APAL) et l’Office National de l’Assainissement (ONAS) dans le contrôle des eaux industrielles polluées. Par conséquent, les eaux arrivent dans les stations de l’ONAS sans traitement initial. Selon un rapport de la Cour des Comptes[6], ce serait 60.6% des eaux qui n’étaient pas conformes aux normes tunisiennes pour la période de 2009 à 2012. Cela est causé par le manque d’analyses exhaustives effectuées par l’ONAS pour tous les éléments spécifiés dans la norme. En effet, seulement 9 éléments sur les 55 composants de la norme tunisienne ont été analysés. Comme le spécifie le rapport de la Cour des Comptes, cette lacune est aussi accompagnée d’une incapacité d’exploiter ces eaux dans l’agriculture car ces eaux ne sont pas traitées et car elles sont fréquemment déversées directement dans les bassins récepteur sans traitement. Comme le confirme le représentant de l’Agence nationale de la protection de l’environnement à Monastir : “Cette situation est causée par un manque de contrôle sur l’ONAS et les sociétés polluantes ainsi que par l’impunité des industriels”[7]. À ce propos, les données recueillies par la Cour des Comptes illustrent que 74% des entreprises industrielles rejettent leurs eaux usées sans se conformer aux normes tunisiennes, et ce, en raison de l’application limitée des lois et normes contre les industries polluantes.

La lutte contre la pollution engendrée par le secteur textile

 

Cette situation a entraîné la dégradation de l’environnement du milieu récepteur dans les oueds et la mer, en particulier au niveau de la baie de Monastir, et de oued Hamdoun, Sebkha de Moknine. Cette pollution a entraîné l’émergence de mouvements de protestation qui se sont transformés en mouvements socio-environnementaux[8]. Ces mouvements luttent contre la pollution générée par les stations d’épuration et les eaux industrielles, mais aussi pour revendiquer le droit à l’eau d’irrigation. En effet, les pollutions ont entraîné une détérioration significative du secteur agricole et du secteur de la pêche, poussant les marins à migrer clandestinement et les agriculteurs à se tourner vers le secteur informel.

Nous constatons donc l’échec des politiques et du modèle de développement, fondé sur le principe du profit, de l’exploitation et de l’épuisement des ressources naturelles et basé sur des modèles de production et de consommation contradictoires avec la pénurie d’eau et les changements climatiques dans le monde. Ce modèle perpétue ainsi les disparités et les injustices en termes de distribution et le pillage des ressources hydriques. L’eau est drainée dans l’industrie sans véritable valorisation, alors que les agriculteurs en sont privés. De plus, les eaux polluées qui ont affecté l’activité économique des petits pécheurs (pêche côtière) et les victimes de la pollution sont principalement les couches sociales les plus vulnérables qui n’ont ni le matériel ni les moyens politiques pour faire face à cette pollution. La politique industrielle dans le secteur du textile, basée sur la sous-traitance, l’exploitation et la pollution de l’eau va totalement à l’encontre des principes de développement durable. Elle a mis la région face à de graves risques futurs qui pourraient bloquer ses perspectives de développement et la transformer en une zone non viable, d’où fuit la population.

[1] API : Agence de promotion de l’industrie, statistique 2016 http://www.tunisieindustrie.nat.tn/fr/home.asp

[2] Consommation d’eau pour faire des teintures textiles https://www.planetoscope.com/consommation-eau/1599-consommation-d-eau-pour-faire-des-teintures-textiles.html

[3] http://crda-monastir.agrinet.tn/?page_id=39

[4] République Tunisienne, Code des eaux, Publications de l’Imprimerie Officielle de la République Tunisienne, 2010, http://www.droit-afrique.com/upload/doc/tunisie/Tunisie-Code-2010-eaux.pdf

[5] Article 107 : « Les dispositions de la présente section ont pour objet la lutte contre la pollution des eaux dans le but de satisfaire ou de concilier les exigences :

– de l’alimentation en eau potable ;

– de la santé publique ;

– de l’agriculture, de l’industrie, et de toutes autres activités humaines d’intérêt général ;

– de la vie biologique du milieu récepteur et spécialement de la faune piscicole ainsi que les loisirs des sports nautiques et de la protection des sites ;

– de la conservation et de l’écoulement des eaux. Elle s’applique aux déversements, écoulement, rejets, dépôts directs ou indirects de matière de toute nature et plus généralement à tout fait susceptible de provoquer ou d’accroître la dégradation des eaux en modifiant leurs caractéristiques physiques, chimiques, biologiques ou bactériologiques, qu’il s’agisse d’eaux superficielles ou souterraines ou des eaux marines dans les limites des eaux territoriales. »

[6]http://www.courdescomptes.nat.tn/Fr/thematiques_58_4_0_5_18_0000_0000_معالجة%20المياه%20المستعملة%20واستغلالها__215#?

[7] Intervention lors du Forum Régional pour la justice environnementale au Sahel, 19-20 Octobre 2018.

[8] Voir FTDES, Revue semestrielle du département de la justice environnementale, à paraitre.