L’eau est en face de nous et on meurt de soif

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La marche pour l’eau

L’eau est en face de nous et on meurt de soif !  الماء مقابلنا و العطش قاتلنا

 Par: Ines Labiadh (Département justice environnementale FTDES)

A Erroui, Hamam Bourguiba, dans la délégation de Ain Draham (gouvernorat de Jendouba), 160 familles n’ont accès à l’eau que par intermittence depuis 2011. Dans cette région de la Kroumirie, considérée comme le château d’eau de la Tunisie avec une pluviométrie qui dépasse les 1000 millimètres par an, les habitants dépendent d’un groupement de développe

Vue sur Erroui derrière un robinet hors service

ment agricole (GDA) d’eau potable pour leur consommation. Seulement, ce GDA est aujourd’hui endetté de 2900 DT, à cause d’importes fuites d’eau sur le réseau, ce qui a amené la SONEDE à couper l’eau sur les quatre robinets du GDA d’Erroui depuis juin 2019 et à assoiffer ainsi ses habitants.

 

 

Le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux a participé dimanche 23 janvier 2020 à une manifestation organisée par les femmes d’Erroui, pour réclamer leur droit à une eau potable, garanti par l’article 44 de la constitution tunisienne. Les femmes, accompagnées d’enfants, ont marché depuis le village jusqu’au barrage Barbra à presque 3 km. Ce trajet est négligeable devant leur périple quotidien de 4h de marche pour s’approvisionner depuis Oued Saboun sur la frontière algérienne. Certaines envoient parfois leurs enfants pour alléger, y compris certains jours d’école, notamment en été lorsque les besoins augmentent.

De plus, cet oued, comme d’autres sources alentours, ne subit pas de contrôle d’hygiène de la part des services de la santé publique, ce qui n’est pas sans provoquer des maladies aux habitants dus à la non propreté de l’eau qu’ils consomment.

Approvisionnement en eau. En été, il faut faire la queue

La marche vers le barrage était symbolique. Pour ces femmes privées d’eau ainsi que leurs familles, « c’est une injustice de vivre à côté d’un des plus grands barrages tunisiens en termes de capacité de stockage d’eau[1]sans pour autant en être bénéficiaires. Pire encore, l’eau est acheminée vers les gouvernorats voisins du Nord et arrive jusqu’à dans la région du Sud tandis que nous, on meurt de soif  ».

La colère des habitants est d’autant plus forte que le barrage Barbra est principalement destiné à fournir de l’eau potable, contrairement à d’autres barrages dont l’eau sert essentiellement à l’irrigation ou à fournir de l’énergie.

 A travers leur mobilisation, les femmes d’Erroui révèlent un problème malheureusement commun dans le Nord-ouest du pays. Or, les autorités ne semblent pas avoir la volonté de remédier au paradoxe de la soif dans les régions les plus riches en ressources en eau du pays.

  • La marche pour l’eau

    Un gaspillage d’eau à plusieurs niveaux

Le barrage Barbra fournit l’eau à une dizaine de GDA dans la région dont le GDA Erroui, et ce à travers une station de pompage de la SONEDE sise à côté.

Les réseaux gérés par les GDA sont mis en place par le Commissariat Régional du Développement Agricole (CRDA). Le coût de l’entretien de ces réseaux revient aux GDA à travers les cotisations des adhérents et l’argent collecté par la vente de l’eau. Le GDA doit également payer sa facture de consommation d’électricité pour le pompage de l’eau.

Chaque famille a le droit quotidiennement à 4 bidons d’eau de 20 litres payé 25 millimes chacun. Et le GDA Erroui est tout à fait capable, d’après son président, de payer sa facture d’électricité s’élevant à 300 à 400 dinars par mois. Mais sur les 10 ans passées, ce n’était le cas que pendant quelques mois. En effet, depuis sa mise en place, le réseau d’eau du douar présente d’importants défauts qui provoquent sans cesse des ruptures dans les canalisations, conduisant à une baisse du débit d’eau. La facture d’électricité grimpe ainsi considérablement et le GDA se trouve dans une situation d’endettement. Lors des contrôles du CRDA, la réparation ne se fait jamais convenablement et les problèmes persistent. Les habitants sont donc appelés à cotiser pour aider le GDA à payer sa facture surgonflée et continuer à bénéficier d’eau, alors qu’ils ne sont pas responsables des fuites occasionnées.

Lorsque les dettes sont payées, la SONEDE remet l’eau dans les robinets mais seulement pour quelques jours avant qu’elle ne soit de nouveau coupée. Ce cercle de fuites et réparations dure depuis 2011 et ce sont les habitants qui en sont victimes.

Avant d’arriver au GDA, l’eau est acheminée depuis le barrage pour desservir aussi d’autres GDA dans la région, les maisons directement dans le douar Bhiret Elzitouna et le complexe hôtelier de Hamam Bourguiba. A ce niveau de desserte aussi, beaucoup d’eau est gaspillée. Ceci est visible d’après les conduites qui sortent de la station de la SONEDE et rejettent l’eau directement dans la nature.

Eau du barrage déversée directement dans la nature

Le gaspillage est aussi source de colère chez les manifestants car selon eux, cette eau arrive jusqu’en Algérie et profite gratuitement aux habitants sur la frontière algérienne. Pendant l’été 2019, les femmes ont marché jusqu’en Algérie pour exprimer leur révolte face à cette situation et pour dire que « si la Tunisie ne veut pas de nous, l’Algérie a toujours ses portes ouvertes ».

Devant le portail fermé de la station de pompage de la SONEDE, le gardien empêche les femmes de rentrer et essaye de leur expliquer que l’eau est coupée sur tout le monde y compris l’hôtel Elmouradi à Hammam Bourguiba ; chose que les femmes ont refusé d’admettre puisque l’eau continue à couler dans un grand bassin à l’intérieur, destiné à approvisionner ce complexe hôtelier.

Devant le portail de la SONEDE, femmes et enfants tentent de rentrer

Les défaillances dans le réseau que ce soit entre le barrage et la station de pompage ou au niveau du GDA font qu’aujourd’hui plus de 100 familles sont privées d’eau. Cette situation a des répercussions sur la santé des habitants qui boivent directement dans les sources et cours d’eau impropres et dont certains sont contaminés par les déchets de l’hôtel Elmouradi qui, comme nombreuses structures hôtelières en Tunisie, ne respecte pas les normes environnementales dans la gestion de ses déchets.

  • Une atteinte à la dignité humaine des grands et des petits

Les visages étaient bien assombris ce jour de dimanche, surtout par les longs trajets faits quotidiennement pour l’eau mais aussi pour le bois de chauffage et le travail de la terre. Les habits sont modestes et portés depuis plusieurs jours, d’après leur état de propreté. Toutes les femmes ont les cheveux couverts mais ceux des enfants sont mal coiffés et sales.

Les femmes nous ont parlé avec amertume de leurs enfants, habitant Tunis ou le Sahel pour le travail et qui ne rentraient pas souvent chez eux, et pour cause l’absence du minimum de confort recherché par toute personne après une semaine de travail. L’eau pour se doucher ou pour le linge passe en effet en deuxième position après l’eau potable et pour la cuisson. « Une fois par mois, je vais au hammam avec mes enfants, l’hiver ça peut passer mais en été je ne te dis pas dans quel état nous devenons ! ». M’explique khalti Chahla pendant que nous étions en route vers le barrage.

L’école Erroui, tout comme les maisons du village n’est pas liée au réseau de la SONEDE. Le cadre enseignant et les élèves ont recours à des citernes installées pour assurer un minimum de volume d’eau destiné à la consommation. Ces citernes, remplies des robinets du GDA, sont impropres et ne font pas l’objet de contrôle ou de nettoyage régulier, d’autant plus que l’eau y est stockée des fois pendant des jours successifs ce qui détériore encore plus sa qualité. Aujourd’hui, l’école est sans eau, et tout le monde le vit mal, en particulier les parents d’élèves contraints d’acheter de l’eau en bouteille pour les besoins quotidiens de leurs enfants à l’école.

« Le matin, en arrivant à l’école j’ai ma bouteille d’eau dans mon sac, mais je ne la retrouve plus après. Souvent, on me la pique pendant la récréation » me dit un enfant, « l’autre fois, la maitresse nous a expulsés avec mes amis parce que nos mains et nos habits n’étaient pas propres ». « Comment veut-elle qu’on s’occupe de la propreté alors que nous avons soif ? », s’indigne ainsi sa maman face à l’attitude hautaine de cette maitresse.

L’accès à l’eau est indispensable pour la vie, contribue à l’hygiène et permet d’éviter les maladies liées à l’eau. Il concerne également la dignité humaine et son absence peut provoquer des effets sur la psychologie des personnes qui en sont privées. Une jeune fille d’Erroui, nous a ainsi exprimé sa frustration face aux coupures régulières de l’eau. Pour elle, élève au lycée, chaque début de semaine est un calvaire. « Non seulement, je passe toute la journée dehors puisque le bus scolaire passe une fois le matin à 6h et nous récupère à 18h et ce, quel que soit notre emploi du temps, mais en plus lundi je commence ma semaine avec beaucoup de fatigue puisque je dois aller chercher l’eau le dimanche, pendant que mes collègues profitent de leur week-end. Contrairement à eux, je n’ai pas pris de douche et ça se voit surtout à mes cheveux souvent gras ».

 Certains ont profité de cette situation sanitaire à des fins électorales, dont un député de la région qui a promis aux habitants du douar Erroui de payer leur dette s’ils votent pour lui. Maintenant élu, ledit député n’a pour l’instant pas tenu sa parole.

 

  • Fausses promesses des autorités face aux manifestantes

Lors de la manifestation, les autorités ont adopté cette même attitude d’assurances et de promesses qui risquent de ne pas être tenues.

A 48 ans, Khalti Chahla n’a jamais connu l’eau dans sa maison. Elle s’indigne ainsi face au délégué venu faire état de la situation et essayer de calmer les manifestants « ici on nait et on meurt sans jamais ouvrir un robinet chez soi. Vous trouvez ça normal ? ». Evidement la réponse était non et le responsable tente par tous les moyens d’adopter un discours sympathisant et rassurant quant au retour de l’eau.

L’exercice ne lui était pas facile puisque les habitants ont pris l’habitude de ce genre de confrontation et ont porté plusieurs fois leurs demandes face à un responsable qui essaie de prouver sa bonne intention et tous les efforts qu’il fournit pour résoudre ce problème.

Le délégué était averti par le Omda du déroulement de cette manifestation et en arrivant sur les lieux, il s’est directement entouré des femmes sit-ineuses devant la station de pompage de la SONEDE. La demande était la même : le raccordement des maisons au réseau de la SONEDE et la dissolution du groupement. Des jeunes ont pris la parole pour expliquer clairement au délégué que les familles ne sont plus prédisposées à cotiser pour payer les dettes du GDA, dont ils ne sont pas responsables, exigent le retour immédiat de l’eau dans les robinets publiques et le début des travaux pour le raccordement au réseau de la SONEDE. Sana a ainsi expliqué au délégué que les habitants étaient prêts à payer leur facture d’eau, tout comme ils le font déjà pour l’électricité. Le délégué a affirmé que le retour d’eau est de la charge de la SONEDE régionale à Jendouba qui exige aujourd’hui le payement de la dette de 2900 Dt comme préalable. Il a ensuite promis que la délégation était prête à payer cette dette pour les habitants, qui n’auront ainsi à payer que leur dernière facture qui s’élève à 600 dinars. Mercredi, lors d’une réunion à laquelle était conviée la SONEDE et des représentants des habitants, la délégation a réitéré son engagement à payer la dette du GDA et annoncé le retour de l’eau le lendemain (jeudi).

Nous avons échangé jeudi avec une habitante d’Erroui qui nous a confirmé le retour de l’eau, mais seulement à un seul robinet sur les quatre dépendant du GDA ; elle nous confirme ensuite avoir reçu un appel téléphonique de la part du délégué dans lequel il étale sur les efforts qu’il a fait auprès de la SONEDE pour qu’elle accepte de remettre l’eau et il lui demande d’intervenir auprès des habitants pour qu’ils n’oublient pas de cotiser pour payer la dette du GDA, sans quoi l’eau sera de nouveau coupée.

A-t-il oublié qu’il a avancé à deux reprises qu’il prendrait en charge le payement de la dette pour assurer le retour de l’eau ? Ne serait-ce pas une manière pour faire taire les manifestants et profiter de sa position de pouvoir ? Pourquoi les autorités manipulent-elles les citoyens et ne font-elles que repousser les problèmes à plus tard quand il s’agit de traiter des questions vitales comme le droit à l’eau ? Qu’est ce qui les empêche d’investir dans les zones rurales comme elles le font dans les milieux urbains ?  

 

En tant que Forum Tunisien pour les Droits Economique et Sociaux, nous exprimons donc aujourd’hui notre soutien total aux habitants d’Erroui dans leur lutte pour le droit constitutionnel à l’eau et dénonçons le laxisme des autorités locales et régionales dans la recherche de solutions à ce problème, à Erroui comme dans d’autres régions rurales. Par ailleurs, les GDA qui assurent la gestion de l’eau en milieu rural sont critiqués pour plusieurs raisons liées essentiellement au mode de désignation des membres et à l’absence de contrôle de l’Etat sur les aspects techniques et financiers ce qui provoque régulièrement des dysfonctionnements, l’accumulation de factures impayées et des cas de corruption. Voilà pourquoi le FTDES appelle à la mise en place d’une SONEDE rurale pour des interventions plus efficaces et une meilleure gestion des problèmes d’eau à l’échelle locale. En 2020, il est plus que temps pour que tous les tunisiens puissent disposer de l’eau courante dans leurs maisons.

Aussi, le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux rappelle une nouvelle fois l’article 44 de la Constitution et le droit fondamental de l’accès à l’eau. La garantie de ce droit est essentielle pour une vie décente et la possibilité d’un réel développement humain. Nous alertons sur les impacts de la privation d’eau sur la dignité humaine, et ses effets sur la psychologie des enfants pouvant conduire à l’aggravation du phénomène d’abandon scolaire dans les milieux ruraux.

Plus spécifiquement pour le court terme à Erroui, Le FTDES appelle la délégation de Ain Draham à se conformer à son engagement de payer les dettes du GDA Erroui pour que l’eau revienne dans les quatre robinets du village. Par ailleurs, Les réparations sur le réseau de la SONEDE entre le barrage et la station de pompage et pour acheminer l’eau vers le village doivent se faire convenablement, avec un matériel solide et durable pour éviter de retomber dans le cercle des fuites-endettement.

Sur le long terme, nous appelons la SONEDE à se pencher le plus vite possible sur le projet de raccordement au réseau public des maisons d’Erroui, pour assurer aux habitants le minimum de services indispensables à leur hygiène, à leur santé et à leur dignité.

Enfin, le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux souhaite une belle fête pour les femmes d’Erroui à l’occasion de la journée internationale de la femme du 8 mars prochain et les remercie pour tous les sacrifices qu’elles font quotidiennement pour leurs familles et leurs enfants.

[1] 59,180 millions de m3 destinés principalement à l’eau potable