Lettre Ouverte au:
- Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association
- la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression
Les divers mouvements et luttes menés dans le cadre de la révolution du 14 janvier 2011, par les Tunisiennes et les Tunisiens, avec le soutien de diverses organisations nationales et internationales de la société civile, aboutissaient, le 27 janvier 2014, à l’adoption d’une nouvelle Constitution.
Celle-ci consacre les revendications qui étaient alors énoncées par les citoyens, dont notamment le respect et la garantie des droits humains et citoyens, ainsi que la reconnaissance de l’ensemble des traités, chartes et instruments assurant ces droits. La ratification de cette nouvelle Constitution a permis la mise en place d’un ensemble de nouvelles dispositions législatives et structurelles, rompant avec les décennies d’autoritarisme.
Cette évolution constitutionnelle résulte de l’engagement des Tunisiennes et des Tunisiens, qui ont réussi, par la force de leurs manifestations et de leurs divers mouvements de protestations, physiques comme virtuels, à mobiliser les masses et à faire pression sur les autorités afin qu’elles engagent des réformes et établissent de nouvelles institutions. Il s’agissait pour les Tunisiennes et Tunisiens, de s’assurer que ces réformes garantissent bien l’État de droit, le respect et la protection des droits humains et citoyens, non seulement de jure mais également de facto.
C’est dans la continuité de la dynamique entamée en 2011 que les Tunisiennes et Tunisiens se sont mobilisés. En effet, des mouvements de protestation pacifiques ont eu lieu dans diverses régions du pays lors de la première semaine de janvier 2021, à l’occasion des dix ans de la révolution. Ce mouvement d’expression citoyenne défend le droit de manifestation, d’expression et d’opinion, il dénonce également la multiplication des violations commises par les appareils officiels de l’État à l’encontre des droits sociaux, économiques, culturels et environnementaux pourtant constitutionnellement sanctionnés. Ces multiples violations témoignent de l’incapacité des autorités à gérer les diverses crises économiques et sociales, aggravées par la pandémie du Covid-19, et les mécontentements populaires qui en découlent. Elles illustrent également le refus de l’État de reconnaitre son échec quant à la résolution des problèmes profonds tels que les disparités de développement entre les régions, l’absence d’équité sociale en matière de production et de distribution, ainsi que le phénomène généralisé de pauvreté et de chômage.
Les mouvements sociaux qui se sont multiplié dans les différents quartiers, villages et villes du pays depuis le 9 janvier 2021, ont été confrontés à de sévères restrictions et à une forte répression. Le gouvernement a privilégié l’approche sécuritaire, criminalisant ainsi les protestataires, nombre d’entre eux, plus de 1700, ayant été arrêtés. Ces manifestants détenus sont, pour la plupart, issus de milieux socio-professionnels marginalisés et 30% sont des jeunes mineurs. Le caractère discrétionnaire imposé par les autorités autour de ces arrestations se perpétue en dépit des nombreuses demandes d’accès à l’information. Le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux a demandé, à de nombreuses reprises, aux ministères de la Justice et de l’Intérieur, de rendre des comptes quant à ces pratiques qui vont à l’encontre des droits pourtant constitutionnellement garantis. Aucune réponse satisfaisante n’a été apportée par les autorités et la dénonciation de ces violations n’a trouvé que peu d’écho sur les différentes radios, télévisions et pages médiatiques officielles.
Les arrestations ont été effectuées sans autorisation judiciaire et de façon arbitraire. Certains citoyens ont été arrêtés à leur domicile ou sur leur lieu de travail alors même qu’ils n’avaient pas participé aux manifestations ; d’autres, et notamment des mineurs, ont été arrêtés en raison de leur présence sur la voie publique en dépit de l’état d’urgence imposé en Tunisie. Ces enfants ont été détenus dans certains commissariats de police et/ou dans certains centres de quarantaine sans que leurs parents ni le délégué à la protection de l’enfance n’en soient informés conformément aux exigences du Code de Protection de l’Enfance. Par ailleurs, certains d’entre eux ont été interrogés sans la présence de leurs parents.
L’examen des rapports de fouille effectués par les officiers de police judiciaire révèle des violations répétées et systématiques des dispositions de l’article 13 bis du nouveau code de procédure pénale, lequel a été complété et révisé conformément à la loi fondamentale n° 2016-05 du 16 février 2016. En effet, des arrestations, fouilles, et pénétrations dans les domiciles ont été effectuées sans autorisation judiciaire. En outre, de graves agressions physiques, verbales et morales ont été constatées, certaines pouvant être qualifiées de mauvais traitement et d’acte de torture. Certains détenus ont également été contraints de signer leurs procès-verbaux sans avoir eu accès à leur contenu comprenant les motifs de leurs arrestations et les charges retenues à leur encontre. Leur droit au recours à un avocat et à un examen médical leur a été dénié, en dépit des graves blessures physiques ayant été causées par les violations perpétrées lors de leur arrestation et interrogatoire.
En outre, le droit à la protection des données personnelles de certains détenus et de militants les soutenant et demandant leur libération, a été délibérément violé par des agents et syndicats de sécurité. En effet, certains téléphones portables ont été confisqués sans autorisation judiciaire, et une partie du contenu qui s’y trouvait a été publié sur les pages de ces syndicats ou de leurs affiliés. Les données personnelles usurpées ont été utilisées à des fins de diffamation, de stigmatisation, de diabolisation et de criminalisation du mouvement auprès de la société civile. Elles ont également constitué des motifs d’arrestation de militants ayant ouvertement dénoncé ces pratiques abusives de la part des syndicats de sécurité, ou demandé la réforme des institutions judiciaires et sécuritaires.
Par ailleurs, les procureurs de la République, n’étaient pas étrangers à ces abus juridiques et violations de procédure contrevenant aux droits légitimes des suspects, notamment celui garantissant le droit à un procès équitable. De plus, leurs assistants n’ont pas respecté la parole les détenus, ni inspecté ou enregistré les blessures physiques manifestes des victimes, comme l’exige pourtant l’article 13 bis mentionné ci-dessus.
Monsieur le rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association,
Madame la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression
En dépit de l’échec des élites politiques à prendre des mesures concrètes qui rompent avec la corruption, les violations, les injustices et la marginalisation sociale, le peuple tunisien et les diverses forces qui le composent, se battent pour leur dignité en défendant leurs droits fondamentaux, acquis et institués par la Constitution de 2014.
Toutefois, l’ensemble des éléments susmentionnés fait craindre le retour à un état d’oppression, d’autoritarisme et d’impunité.