L’olivier : de richesse naturelle aux violations environnementales

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Par Minyara Mejbri, coordinatrice régionale justice environnementale à Kairouan

Le problème de la pollution et la nécessité de protéger l’environnement deviennent des préoccupations essentielles des citoyens et de la société civile, en raison des violations quotidiennes commises sur l’environnement. Ainsi, malgré la constitutionnalisation du droit à un environnement sain et la responsabilisation des organes de l’Etat pour limiter la pollution environnementale (article 45 de la constitution), le devoir de protéger l’environnement doit être une cause partagée par tous : institutions, citoyens et sociétés civile.

Les délégations de Bouhajla et Chrarda du gouvernorat de Kairouan ont connu ces dernières années divers problèmes en lien avec les margines (déchets liquides issus de l’extraction d’huile dans les huileries, composés de l’eau des olives et de l’eau utilisée pour nettoyer les olives avant leur pression). La margine est une matière polluante en raison de sa grande acidité (ph 5.5) et des polyphénols qu’elle contient. Les matières organiques et minérales qu’elle renferme ont une forte demande chimique d’oxygène ce qui explique l’odeur nauséabonde qu’elle émet pendant son stockage.

25 décharges de margine sont situées dans le gouvernorat de Kairouan[1], dont seulement 15 sont autorisées et en cours d’exploitation. Les autres décharges sont officiellement fermées pour non-conformité aux conditions de sécurité.

La décharge Ellobya : d’un site noir à une décharge contrôlée

La décharge contrôlée Ellobya, dédiée aux ordures ménagères, se situe sur la route entre Bouhajla et Sfax. Elle était considérée comme un site noir avant d’être fermée en 2008 par l’Agence Nationale de la Protection de l’Environnement (ANPE) pour non-respect des conditions environnementales. Suite à sa fermeture, ce site s’est transformé en décharge illégale pour les ordures ménagères et la margine. Elle s’ajoute à une autre décharge de margine privée, située en face, qui fut également fermée après avoir contaminé la nappe d’eau.

En l’absence de décharge contrôlée à Bouhajla, première délégation productrice d’huile d’olive du gouvernorat de Kairouan, la margine était directement déversée dans les terres et les pistes agricoles ainsi que dans des quartiers d’habitation. Pendant la saison 2018-2019, cette situation a provoqué 12 accidents de la route et un mort, la dégradation des terres agricoles et des récoltes, et des menaces sur l’état du cheptel et de la nappe phréatique. D’autre part, la propagation de maladies a alimenté le sentiment de colère chez les habitants et les agriculteurs de la région. Ils ont manifesté contre les violations qui affectent leur santé et leurs moyens de subsistance. Ils ont formulé des demandes aux autorités régionales et locales pour stopper les violations commises par les propriétaires d’huileries, à travers l’aménagement d’une décharge contrôlée qui assure le respect de leur droit constitutionnel à vivre dans un environnement sain. Pour faire pression et accélérer la réaction des autorités, les manifestants sont allés jusqu’à bloquer la route entre Kairouan et Sfax, en brûlant des pneus le 22 janvier 2019 au niveau de Ouled Achour.

Impacts sur les arbres de la déversion de la margine (photo de gauche) une année plus tard (photo de droite)

Dès le début de 2019, le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux a visité la région et récolté le témoignage de M. Moncef, une victime de cette pollution. Il nous a confirmé que la décharge Ellobya est une vraie catastrophe pour l’environnement puisqu’elle est à l’origine de plusieurs maladies et provoque la mort des bêtes. La décharge fait également office, selon lui, de lieu de stockage des pièces automobiles volées.

Nous avons également rencontré un agriculteur qui nous a expliqué que la déversion de la margine se fait tard la nuit et qu’il ne pouvait pas veiller toute la nuit pour éviter que cela se produise. Il ajoute ensuite qu’en l’absence de réaction de la part des autorités, ce problème peut déclencher le phénomène de tribalisme dans la région. Enfin, il nous a exprimé sa grande détresse face aux dégâts sur les oliviers et la mort de certains arbres âgés de plus de 50 ans.

Pour remédier au problème de la pollution causée par la margine, les autorités locales ont tenté de trouver une solution aux décharges illégales avant le début de la saison de récolte des oliviers. La décision de fermeture de cette décharge est donc survenue, suite à plusieurs réunions. La décharge fut finalement remblayée, mais d’une manière arbitraire, sans consultation d’expert pour éviter la contamination de la terre et de la nappe, alors que la margine ne s’était pas complètement évaporée.

En 2019, avant la saison de récolte des oliviers de l’automne et hiver 2019-2020, l’ensemble des acteurs concernés se sont mis d’accord sur la réhabilitation de la décharge Ellobya, à condition d’effectuer préalablement une étude d’impact environnemental et de la soumettre à l’ANPE. Le projet a été notamment porté par le conseil municipal de Bouhajla, en coordination avec l’ANPE et avec la coopération des propriétaires des huileries. Ces derniers ont financé l’ensemble des travaux et ont accepté de payer une redevance de 10dt par camion pour l’utilisation de la décharge. La municipalité gère quant à elle la décharge et doit veiller à la désinfection régulière du site pour éviter les mauvaises odeurs et la propagation des moustiques. Par ailleurs, il est désormais interdit aux huileries d’évacuer la margine dans la nuit et elles sont tenues de fournir des informations sur la quantité de margine à déverser ainsi que sur son transporteur et ce, pour faciliter le contrôle et éviter la diversion illégale de cette matière. Ainsi, l’exploitation de la décharge Ellobya a commencé au mois de décembre 2019 après avoir eu l’autorisation nécessaire.

La municipalité ainsi que les différents organismes concernés se sont donc engagés à effectuer la maintenance, la désinfection et le contrôle continu de la décharge qui comporte 5 bassins d’une capacité totale de 60 mille m3. Chose que le FTDES a remarqué pendant cette saison par la réduction de la pollution et l’absence des accidents de la route. Cette solution demeure cependant temporaire. Elle est prévue pour une période de 3 ans, en attendant le début du projet national de valorisation de la margine.

Rapport de force entre autorités régionales et autorités locales et citoyens

Non loin de Bouhajla, les habitants de la localité Chwayhya ont également manifesté contre une décharge de margine privée, installée depuis 2011 et située à 3km de la municipalité Chraytya-Ksour de la délégation Chrarda sur la route entre Chrarda et Nasrallah. Cette décharge s’étend sur 16500 m2 et a une capacité totale de 24750 m3. Une autorisation d’extension a été donnée le 13 décembre 2016 au profit de cette décharge de la part de l’ANPE suite à une visite du 07 décembre 2016.

Manifestation à Chwayhya

Suite à une visite de cette décharge, nous avons noté qu’elle ne respecte pas certaines conditions environnementales approuvées par l’ANPE. Ainsi, l’épandage d’eau au cours des travaux pour limiter les poussières n’a pas été respecté et la barrière sablonneuse arborisée préconisé par l’ANPE est absente. De plus, les habitants ont émis des doutes sur l’épaisseur de la couche d’argile, qui doit être d’au moins 50cm selon le cahier des charges, pour éviter l’infiltration de la margine vers la nappe phréatique. Nous posons donc la question : comment le propriétaire de cette décharge a-t-il pu recevoir une autorisation de l’ANPE ?Suite aux mouvements de protestation et les arrestations et plaintes déposées contre les manifestants, cette décharge a été fermée pendant deux ans, avant d’être réouverte pour la saison de 2019-2020. L’ANPE a considéré, suite à une visite de 6 février 2019, que la décharge est conforme aux normes et qu’elle respecte les prescriptions de l’étude d’impact environnemental déposée. L’ANPE a ordonné ensuite l’utilisation de la substance « ECO2 » pour accélérer l’évaporation de la margine et réduire les odeurs résultant de l’exploitation de la décharge. Force est de signaler que le conseil municipal de Chwayhya a publié un communiqué le 04 janvier 2019 qui stipule que « suite aux négociations, les présents à ce conseil municipal ont approuvé la mise en place d’une décharge municipale pour les huileries du territoire de la municipalité Chraytya-Ksour uniquement. Aussi ils sont contre la décharge privée illégale installée dans la zone Chatt Chwayhya ». Nous nous questionnons ainsi sur l’effectivité et le poids de cette décision municipale, qui fut ignorée par l’ANPE et les autorités régionales.

Le FTDES section Kairouan a envoyé une demande d’accès à l’information au CRDA Kairouan et à l’ANPE pour avoir des informations sur le permis d’exploitation de cette décharge. En retour, nous avons eu deux réponses contradictoires. Ainsi, le CRDA affirme que le propriétaire de la décharge possède l’autorisation pour exploiter un seul bassin tout en utilisant l’ECO2, alors que l’ANPE ne précise pas le nombre de bassins autorisés et relate seulement que l’isolation pour le troisième bassin est faite conformément aux exigences environnementales. Mais nous avons constaté lors d’une visite le 14 décembre 2019 que 3 bassins sont exploités, ce qui soulève le problème de contrôle des services concernés sur l’exploitation de la décharge.

Ce problème est soulevé par Mohamed, habitant de Chwayhya et activiste. « Cette décharge est l’unique projet que l’Etat a pu faire pour nous. Il n’est pas organisé et illégal, ce qui a augmenté les maladies dans la région. De toute façon, le gain matériel passe toujours devant la santé humaine ».

Force est de signaler que Chwayhya compte le nombre le plus important des infections par la leishmaniose[2]. L’unité dédiée à cette épidémie à l’hôpital de Bouhajla a en effet enregistré 68 cas jusqu’au 19 novembre 2019. L’infection est causée par des insectes, essentiellement la mouche de sable qui est un important facteur de transmission.

Le rôle de l’Etat dans la gestion et la valorisation de la margine

En dépit de la gravité du problème des margines et de sa généralisation à l’ensemble des délégations de Kairouan, les efforts de l’Etat se sont limités à seulement deux solutions non pérennes : la déversion de la margine dans les décharges, ce qui n’est pas sans avoir des conséquences environnementales graves ; et sa valorisation comme engrais, à travers son épandage sur les cultures. Cette pratique est précisément réglementée : la margine ne peut être utilisée que sur les cultures pérennes comme l’olivier, la vigne ainsi que les arbres fruitiers, il faut éviter d’épandre sur les feuilles, et la quantité maximale à utiliser pour un hectare de culture est de 50 m3 tous les deux ans. Ainsi la quantité de margine qui peut être épandue est relativement faible par rapport à la quantité produite dans le gouvernorat.

Dans un autre registre, le FTDES a organisé le 14 et 15 décembre 2019, à l’occasion de l’échange des jeunes entre ses différentes sections, un atelier à Kairouan sur la gestion et la valorisation de la margine en présence de la société civile, d’un représentant du CRDA Kairouan ainsi que du président de l’association de la protection de la nature et de l’environnement de Kairouan (APNEK), M. Youssef Khlifi. Ce dernier a confirmé que l’épandage de la margine sur les cultures a des effets néfastes sur le sol et n’est pas la meilleure solution pour valoriser la margine. Ainsi, il a été proposé un travail en commun entre les différents acteurs concernés pour trouver des alternatives à l’exploitation de la margine. Lors de cet atelier, nous avons exposé le documentaire « Hyetna Morjine[3] » réalisé par l’équipe du FTDES-Kairouan, qui dure 16 minutes et illustre bien les violations environnementales liées à la margine à Bouhajla et Chrarda. Ce film fut également exposé le 28 février 2020 lors du congrès annuel des mouvements sociaux, pour réfléchir à des solutions alternatives pour la gestion et la valorisation de la margine. Ainsi des propositions ont été faites auxquelles nous rajoutons d’autres propositions issues de différentes réunions avec la société civile de Kairouan et avec les autorités :

  • – Préparer une étude sur le recyclage et la valorisation des margines dans le cadre d’une coopération entre la société civile et les différents acteurs responsables dans ce dossier ;
  • – Encourager l’investissement dans des projets de valorisation des margines, comme l’exploiter pour produire de l’énergie ;
  • – Suivre des techniques qui réduisent la production des margines lors de l’extraction d’huile et ce, en prenant en considération les recherches faites dans ce sens par les experts et les centres de recherche.
Affiche du film « Hayetna Morjine » (Notre vie est margine)

[1] https://www.assarih.com/a160332-%D8%A7%D9%84%D8%B2%D9%8A%D8%AA-%D8%A7%D9%84%D8%A7%D8%B3%D9%88%D8%AF—%D8%B9%D9%86%D8%AF%D9%85%D8%A7-%D8%AA%D8%AA%D8%AD%D9%88%D9%84-%D8%B5%D8%A7%D8%A8%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%B2%D9%8A%D8%AA%D9%88%D9%86-%D9%85%D9%86-%D9%86%D8%B9%D9%85%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D9%89-%D9%86%D9%82%D9%85%D8%A9-%E2%80%A6

[2] https://www.hakaekonline.com/article/112216/%D8%A7%D9%84%D9%82%D9%8A%D8%B1%D9%88%D8%A7%D9%86-%D8%AA%D8%B3%D8%AC%D9%8A%D9%84-68-%D8%A5%D8%B5%D8%A7%D8%A8%D8%A9-%D8%A8%D9%85%D8%B1%D8%B6-%D8%A7%D9%84%D9%84%D8%B4%D9%85%D8%A7%D9%86%D9%8A%D8%A7-%D8%A7%D9%84%D8%AC%D9%84%D8%AF%D9%8A%D8%A9-%D9%85%D9%86%D8%B0-%D8%A8%D8%AF%D8%A7%D9%8A%D8%A9-2019

[3] https://www.youtube.com/watch?v=o7cH06eM3kU