Travail Informel En Tunisie

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DOSSIERS DU VENDREDI – A l’occasion de la célébration de la journée internationale des travailleurs et travailleuses domestiques le 16 juin 2014 et tandis que l’Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche et le Développement a tenu un séminaire à Tunis le 13 juin 2014 pour réfléchir à une stratégie unifiée de lutte contre la violence à l’égard des femmes, l’AWID analyse les instruments disponibles ainsi que les écarts persistants dans la lutte contre la violence à l’égard des travailleuses informelles en Tunisie.

Par Mégane Ghorbani

L’article 46 de la nouvelle constitution tunisienne affirme que « L’Etat prend les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre la femme »[1]. Trois mois après sa promulgation, les recommandations faites à la Tunisie par les mécanismes du Système des Droits de l’Homme des Nations Unies[2]stipulent en mai 2014 que cette violence ne pourrait être éradiquée sans réforme des codes juridiques.  Ces recommandations évoquent également la nécessité de renforcer l’inspection du travail dans le secteur informel.

Les femmes dans le milieu informel

La crise économique a globalement intensifié un processus de croissance du travail informel[3]. En Tunisie, l’emploi informel, qui consiste selon le chercheur Nidhal Ben Cheikh « en l’emploi non protégé ou l’absence de protection sociale »[4], représente 54% de l’emploi[5]. Selon l´Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), le secteur informel touche 85 % des entreprises tunisiennes[6].

Alors que la population en âge d’activité « 15 ans et plus » est quasi égale entre les hommes et les femmes[7], on constate des inégalités de genre en termes d’accès à l’emploi dans le secteur formel, avec notamment 21.5% de chômage féminin contre 12.7% de chômage masculin au premier trimestre 2014[8]. Cet accès inégal au marché du travail accroît la présence des femmes dans le secteur informel. Une enquête menée en 2013 sur des travailleurs informels du grand Tunis montre que contrairement aux hommes, toutes les femmes sont conscientes de la nature de leur travail et certaines affirment que : « le travail non structuré, c’est exactement notre boulot »[9].

Dans l’industrie du textile, une recherche de terrain s’est intéressée en 2012 aux violations des droits économiques et sociaux des ouvrières dans la région côtière de Monastir[10]. Cette étude montre que 86% de la main d’œuvre est féminine en raison du salaire dérisoire perçu tout en problématisant les situations d’informalités dans des secteurs apriori formels. Vingt-six pourcents des ouvrières enquêtées ne bénéficient pas de protection sociale et 12.7% ne possèdent même pas de contrat de travail. Sept pourcents des ouvrières sont analphabètes et 46% n’ont reçu qu’un enseignement primaire.

Une violence multidimensionnelle

Homme ou femme, les travailleurs informels subissent tous une forme de discrimination systémique dans la société tunisienne du fait de l’absence de statut social reconnu par l’Etat et de leur conséquente exclusion des services sociaux, ne disposant pas d’affiliation à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale ou encore à la Caisse Nationale d’Assurance Maladie. Les travailleuses informelles sont néanmoins en plus confrontées à d’autres formes de violences basées sur le genre.

Tout d’abord, une discrimination basée sur le genre s’exerce à leur égard en raison du système patriarcal de la société tunisienne. Dans une recherche effectuée sur la situation des femmes en milieu rural en 2013, on apprend qu’elles disposent d’un accès limité au soutien financier formel et informel, notamment lorsqu’elles demandent un investissement, car « elles sont considérées moins solvables que les hommes »[11]. De plus, en raison du partage sexué des rôles au sein de la famille, certaines femmes ne sont pas en possession de l’argent qu’elles ont pourtant généré. Comme l’explique une enquêtée dans un rapport sur le travail des femmes dans le secteur agricole[12], « En effet, il est rare de voir des femmes assises à ne rien faire, lorsque nous nous rassemblons pour bavarder et chaque fois que nous avons un moment libre, nous tissons. D’ailleurs, les couvertures et les tapis constituent une véritable épargne, car chaque fois qu’il a besoin d’argent liquide, le chef de famille peut aller les vendre au marché hebdomadaire le plus proche et avoir recours à la somme que ces produits lui rapportent».

Par ailleurs, la violence et le harcèlement sexuels sur les lieux de travail informels sont largement répandus  et beaucoup de femmes en sont victimes. Une enquête de l’Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche et le Développement (AFTURD) sur les aides ménagères à temps complet dont 96.7%[13]ne disposent d’aucun contrat de travail démontre que 14.2% des enquêtées affirment avoir été victimes de violences sexuelles de la part de leur employeur.  De plus, 16.2% des jeunes filles ont affirmé avoir été contraintes d’accepter des sévices sexuels et 18.2% des attouchements sexuels. En outre, en raison du statut qui leur est conféré, de nombreuses ouvrières de la région de Monastir affirment être victimes d’harcèlement sexuel dans la rue[14].  Ces violences, restent généralement sous silence puisque les travailleuses informelles ne disposent pas de protection légale. Tous ces facteurs mettent à mal les droits des femmes et perpétuent les inégalités de genre dans la société.

Les instruments pour contrer cette violence

En Tunisie, les travailleurs sont protégés par les instruments de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) dont notamment la Convention n°118 concernant l’égalité de traitement en matière de sécurité sociale. La Convention sur l’Elimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des Femmes (CEDAW) ainsi que son protocole facultatif adoptés par la Tunisie, dont la levée des réserves a été officiellement communiquée en avril 2014, devraient garantir le principe d’égalité et de non-discrimination de genre notamment au niveau des rôles stéréotypés par sexe et préjugés (art. 5), des femmes rurales (art. 14), de l’emploi (art.11) et des prêts bancaires (art. 13)[15]. Le Code du travail tunisien règlemente également la formation des rapports et des conditions de travail ainsi que les pénalités encourues en cas de violations. La nouvelle constitution[16], promulguée en janvier 2014, énonce quant à elle dans son préambule l’égalité entre tous les citoyens et citoyennes, le droit au travail dans des conditions décentes (art.40) et le rôle de l’Etat dans la lutte contre la violence et la garantie des droits des femmes (art.46).

Ecarts, contradictions and manque d’application

Malgré tous ces instruments permettant a priori de contrecarrer la violence à l’égard des travailleuses informelles, on remarque une problématique majeure en Tunisie, celle de ne pouvoir atteindre le facteur d’informalité en raison de certains vides ou encore de contradictions juridiques avec la nouvelle constitution. Le Code pénal notamment dans ses articles 218, 227 bis, 239 et 226 ter ne permet pas de fournir une loi générale qui érige en infraction pénale toutes les formes de violence contre les femmes[17]. En outre, la Tunisie n’a pas encore ratifié la convention n°189 de l’OIT concernant le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques afin de garantir le « droit à un environnement de travail sain et sécurisé » (art. 13). De plus, le code du travail tunisien ne mentionne en rien la question des violences fondées sur le genre ou encore du harcèlement sexuel.

Au vue de ces vides juridiques, l’élaboration en cours d’une nouvelle loi-cadre, qui fut l’objet de discussions durant un séminaire organisé en décembre 2013 par le Ministère des Affaires de la femme et de la Famille, le Conseil de l’Europe et le Fonds des Nations Unies pour la Population, devrait donc également prendre en compte le facteur d’informalité des travailleuses afin de lutter efficacement contre toutes les formes de violences basées sur le genre.

En outre, les organisations de soutien aux victimes de violences basées sur le genre ont un rôle de terrain à jouer, car comme l’explique Saloua Kannou, Présidente de l’AFTURD, « la mise en place d’une base de données relative à la violence contre la femme en Tunisie permettra de limiter l’ampleur de ce phénomène »[18].

[1]Constitution de La République Tunisienne, 26 janvier 2014.

[2]Les recommandations faites à la Tunisie par les mécanismes du Système des Droits de l’Homme des Nations-Unies, Bureau du HCDH en Tunisie, mai 2014.

[3]Global employment trends for women, International Labour Organization, December 2012.

[4] Nidhal Ben Cheikh, « L’extension de la protection sociale à l’économie informelle à l’épreuve de la transition en Tunise », Centre de Recherches et d’Etudes Sociales, mai 2013.

[5]Tunisie: Défis Économiques et Sociaux Post – Révolution, Banque Africaine de Développement, 2012.

[6]Etude exploratoire sur la traite des personnes en Tunisie, Organisation Internationale pour les Migrations – République Tunisienne, juin 2013.

[7] Les femmes représentent environ 150 000 personnes en plus au premier trimestre 2014. Source: Evolution de la population en âge d’activité ” 15 ans et plus ” selon le sexe 2006-2014, Institut National de la Statistique.

[8] Taux de chômage selon le sexe 2006-2014, Institut National de la Statistique. A noter que ces chiffres sont contestés en raison des méthodes de calcul obsolètes employées par les instituts de statistiques  officielles.

[9]Tunisian Inclusive Labor Initiative (TLILI) study, Institut El Amouri, janvier 2013.

[10]Violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur du textile, Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux, 2013.

[11]Recherche sur la situation des femmes en milieu rural tunisien et leur accès aux services publics dans onze gouvernorats de la Tunisie, CEDR-Agricole, décembre 2013.

[12] Le travail des femmes dans le secteur agricole: Entre précarité et empowerment, Population Council, juin 2011.

[13]Les aides ménagères à temps complet. Violences et non droits, AFTURD, 2008-2009.

[14]Violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur du textile, Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux, 2013.

[15] Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

[16]Constitution de La République Tunisienne, 26 janvier 2014.

[17]Les recommandations faites à la Tunisie par les mécanismes du Système des Droits de l’Homme des Nations-Unies, Bureau du HCDH en Tunisie, mai 2014.

[18] “Une base de données et une stratégie unifiée pour lutter contre la violence à l’égard des femmes”, Babnet Tunisie, 13 juin 2014.

source: http://www.awid.org/fre/Actualites-et-Analyses/Dossier-du-Vendredi/Travail-informel-en-Tunisie-un-facteur-a-inclure-dans-les-strategies-de-lutte-contre-les-violences-basees-sur-le-genre