L’abandon de la protection du patrimoine forestier malgré un cadre législatif clair L’exemple des incendies de 2021 dans la forêt entre Fernena et Aïn Draham

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L’abandon de la protection du patrimoine forestier malgré un cadre législatif clair

L’exemple des incendies de 2021 dans la forêt entre Fernena et Aïn Draham[1]

Armelle Afi

Stagiaire FTDES et étudiante à l’université Paris Cité

  • Une consécration juridique de la protection du patrimoine forestier

« Le patrimoine forestier est une richesse nationale. Sa protection et son développement constituent une exigence fondamentale de la politique nationale de développement économique et social. Il est du devoir de tout citoyen de contribuer à son extension et à sa sauvegarde »[2]. C’est avec cet article que débute le Code de la forêt tunisien. Ainsi, la protection de ce riche patrimoine semble être une priorité politique, au moins dans les textes.

Le Code de la forêt consacre une section entière aux incendies. Ainsi, dans les articles 93 à 95, est dressée une liste des situations dans lesquelles il est interdit d’utiliser le feu. En fonction des saisons et de la nature de la forêt, cette interdiction est valable dans la forêt, et dans un rayon allant de 200 à 500 mètres autour de la forêt. La sanction est fixée par l’article 96 : entre 50 et 150 dinars d’amende et une peine de prison allant de 16 jours à 3 mois. Si l’incendie atteint la forêt, l’auteur risque 3 mois à 2 ans de prison.

Si la mise à feu est volontaire, l’article 98 renvoie à l’article 307 du code pénal, issu de la loi n° 89-23 du 27 février 1989, qui prévoit une sanction de 12 ans d’emprisonnement, voir la peine de mort en cas de décès causé par l’incendie.

  • Le cas des incendies de 2021, dans les forêts entre Fernena et Aïn Draham

Avant les incendies du mois d’août 2021, la forêt de Ain Debba, entre Fernana et Ain Draham représentait une superficie totale de 3 100 hectares : 1 300 de garrigue, 1 200 de forêt naturelle, et 600 de forêt artificielle.

On y trouve de l’eucalyptus, du chêne-liège, du pin, du ricin, et de nombreuses plantes médicinales. Comme dans toutes les forêts tunisiennes, 40% des revenus des habitants de la région dépend de la forêt et des produits fourragers.

On y trouve aussi une faune riche : les sangliers et les loups par exemple. Ou encore les cerfs, espèce protégée notamment dans la réserve Feija, ou de Bou Mzaïem, mais en voie de disparition en raison du braconnage.

Localisation des incendies de 2021, dans la forêt de Ain Debba

Les changements climatiques et en particulier l’augmentation des températures, ont grandement affecté ce patrimoine forestier. En effet, des incendies se sont déclenchés dans la forêt de Aïn Draham le 10 août 2021, dans trois zones simultanées : Mankoura, Babouche et Dar el Alia.

La cause précise de ces incendies n’est pas connue, l’enquête n’a toujours pas été clôturée. En revanche, on peut affirmer avec certitude que l’augmentation des températures liée au réchauffement climatique y est pour quelque chose. La période estivale dure de plus en plus longtemps (elle inclue à présent les mois d’avril et d’octobre) avec des températures atteignant les 52 degrés et des périodes de précipitation toujours plus courtes. Ainsi, les risques de déclenchement d’incendies sont accrus, de même que les difficultés de maitrise du feu.

  • La difficile maitrise des incendies

En août 2021, la zone brûlée était difficilement accessible et totalement asséchée. Les intervenants (la Direction Générale des Forêts, la protection civile et l’armée) ne pouvaient l’atteindre qu’à pied. Cela a donc limité l’efficacité de l’intervention.

Par ailleurs, afin de limiter la propagation d’éventuels incendies, des pare-à-feu et des ceintures de protection sont aménagés par la Direction Générale de la Forêt (DGF) : ce sont des zones dépourvues d’arbres afin d’éviter la propagation du feu. Cependant, parfois, les habitants plantent dans ces zones afin de se les approprier. De même, par manque d’entretien par les services de l’Etat, la nature reprend ses droits dans ces zones. Elles ne sont donc pas toujours opérationnelles.

Des témoins de la région nous ont rapporté que le feu se propageait très rapidement : 6 kilomètres par heure ; et par différents moyens : la projection des pommes de pin, les animaux, par le pin (bois très inflammable) et par le sommet des arbres. Concernant ce dernier moyen, les intervenants de la DGF n’avaient pas le matériel nécessaire pour atteindre les hauteurs.

  • Les conséquences des incendies du mois d’août 2021

Les dommages liés aux incendies du mois d’août 2021 ont été estimés à 9 milliards de dinars, comprenant les ressources forestières perdues, ainsi que les terrains inutilisables depuis lors.

Le bois issu des zones brûlées doit être vendu afin de procéder à une replantation. Cependant, en raison de la grande quantité et de la dégradation de la qualité du bois, il est difficile de trouver des acheteurs, ou même de le vendre à un bon prix. Depuis les incendies, les zones sont restées en l’état.

Une fois le bois endommagé racheté, une commission étatique va décider comment organiser la replantation, dont le coût s’élève en moyenne à 30 000 dinars par hectare. Un sujet va particulièrement être discuté : les espèces d’arbres qui seront replantées. En effet, en raison du caractère très inflammable du pin, ce dernier a subi de fortes pertes. Peut-être qu’il ne sera pas replanté dans les zones brûlées afin de limiter les dommages en cas de nouvel incendie.

Photo de la forêt incendiée prise le 24 juin 2022
Photo de la forêt incendiée prise le 24 juin 2022
  • Pour la suite : des mesures à prendre d’urgence afin de limiter les conséquences du réchauffement climatique

Nous l’avons vu, la loi tunisienne offre une protection suffisante. En revanche, il est absolument nécessaire de renforcer les moyens des services forestiers afin d’en garantir son application.

Ces derniers doivent être capables d’intervenir en amont, afin de surveiller les zones à risques. En effet, les gardiens, des militaires payés une misère, sont souvent sans défense face aux criminels se procurant illégalement les ressources animales et végétales de la forêt. Pour ces raisons, les tours de surveillance placées à l’usage des gardiens au sein de la forêt, afin de pouvoir alerter en cas d’incendies ou de vol de bois, ne sont pas efficaces car pas utilisées. De même, il est nécessaire d’aménager davantage de par-à-feux et de ceinture de protection et d’en assurer l’entretien régulier.

Il est aussi urgent de procurer des moyens aux services de la forêt afin d’intervenir en aval. A titre d’exemple, des engins permettant de lutter contre le feu se développant au sommet des arbres seraient fort utiles.

De manière générale, il y a un manque cruel de personnel au sein des services de la forêt. Nous avons été informés par exemple, de l’absence de remplacement d’un agent parti à la retraite dans l’une des directions générales de la forêt de Jendouba. Ce dernier continue à exercer son travail d’une manière volontaire.

L’exemple des incendies dans la forêt de Fernena nous démontre les enjeux de la protection de ce précieux patrimoine. A la publication de cet article, le mois d’août est déjà là avec des records de température et son lot de ravages pour les forêts tunisiennes. Il est urgent que les responsables du dossier forêt au ministère de l’agriculture se penchent sérieusement sur la problématique des incendies !

 

[1] Article préparé dans le cadre de l’échange des jeunes de la justice environnementale à Jendouba 2022

[2]Article 1er du Code de la forêt, [disponible en ligne],

https://drive.google.com/drive/folders/1ES_wSmTrURsVIWbtOk0TSZVbe3cqsg4b