Sfax : « Fermons l’usine pour développer la ville »

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    Zoé Vernin

    Je me suis rendue plus tard dans l’été à Sfax. Aux antipodes de Kasserine, le gouvernorat et la ville de Sfax sont en effet des territoires très développés en Tunisie. Par ailleurs, il existe un mouvement contre la pollution qui depuis quelques temps prend de l’ampleur.

    Ce mouvement, « Fermons la SIAPE », tient son leitmotiv de la lutte contre la pollution engendrée par la Société Industrielle d’Acide Phosphorique et d’Engrais (SIAPE), filiale du Groupe chimique tunisien (GCT) et installée depuis 1952 au sud de Sfax. Ce mouvement tel qu’on le connait sous son nom et sa forme actuels est né après la révolution bien que les préoccupations qu’il exprime sont anciennes et vont bien au-delà des impacts liés à l’usine.

    « Tout le monde veut partir de Sfax car c’est devenu invivable »*

    *propos de Mohamed

    « Le récit régional qui fait de Sfax une ville victime est largement partagé par sa population » m’explique Mohamed, militant de l’association Ecologie verte. Ce n’est pas le premier sfaxien à m’en témoigner et je dois l’avouer, je ne m’attendais pas à une telle trame régionaliste ici. Sous l’angle des disparités territoriales, Sfax est en théorie « du bon coté ». Deuxième pôle démographique après Tunis, Sfax est une ville côtière dont la prospérité économique repose historiquement sur les relations commerciales que facilite son port. Mohamed me rassure, il est vrai que généralement « on retient de cette ville d’ouvriers qualifiés, un sentiment de fierté fondé sur les meilleurs résultats au bac en Tunisie, l’excellence de ses pôles universitaires, une grande implantation d’activités économiques, un taux de chômage très faible comparé aux autres régions tunisiennes, etc. Et c’est vrai aussi que Sfax est connue pour être intéressée par les affaires et pas vraiment par la politique ».

    Néanmoins, la population se sent payer le prix de la grande implantation d’activités économiques par une dégradation grave et avérée de son cadre de vie et de sa santé. En effet, Sfax est une ville-usine, par le nombre mais aussi l’incorporation substantielle de ces activités au tissu urbain et périurbain[1]. Elle est d’ailleurs une des quatre villes tunisiennes inscrites dans la liste internationale de l’Organisation Mondiale de la Santé répertoriant les villes souffrant gravement de la pollution atmosphérique.

    « Y a pas de ville où on concentre autant de déchets, m’explique Mohamed. La concentration d’unités de transformation engendre la concentration de rejets et déchets industriels et agricoles. Sfax étant au premier plan de la transformation des olives en huile, il y a par exemple les margines, déchets toxiques qui en dérivent en quantité. Mais il y a aussi les boues du pétrole dont les gisements avoisinent les maisons, les déchets des industries agroalimentaires etc. La seule usine de traitement des déchets toxiques qui existait, a de plus fermé après les plaintes et manifestations d’habitants dénonçant ses nuisances ».

    En l’occurrence, la SIAPE transforme le phosphate venu du bassin minier en engrais et en acide phosphorique (à hauteur de 8% de la production nationale d’acide phosphorique marchand notamment). On évalue la production de phosphogypses (déchets) à 612 000 tonnes par an. Le « mode d’élimination » ne s’effectue pas par le rejet en mer comme à Gabès, mais via un stockage par voie humide, comme à Mdhilla. Cette technique conduit à la formation d’un terril qui aujourd’hui atteint une hauteur d’environ 50 mètres et qui s’étale sur une superficie de 48 hectares sans aucune couche étanche de protection des sols et des eaux souterraines [2]. Et c’est sans compter les fumées toxiques qu’elle rejette sur la ville.

    La SIAPE et sa montagne de phosphogypses, photo disponible sur le site web de l’association Beit El Khibra

    La population se sent d’autant plus victime que sa forte contribution à l’économie nationale n’a pas les mêmes retombées positives que ces voisines, Sousse ou Hammamet en termes de développement culturel et touristique. Pour Mohamed, « les sfaxiens au mode de vie pourtant modeste, commencent à s’interroger et à se sentir lésés quand les baignades deviennent interdites dans les années 1970 à cause de la pollution et que la ville interdit l’ouverture de boîtes de nuit dans les années 1980 ».

    Hacem, militant au sein de l’association Beit El Khibra, se désespère aujourd’hui de voir toujours plus de jeunes sfaxiens quitter la ville après leurs études pour ne jamais y revenir : « En même temps c’est normal, le cadre de vie est tellement désagréable. Nous avons 36 km de côtes mais aucun endroit pour se baigner l’été ! Et l’hiver à 18 heures la ville se vide car il n’y a pas de cinéma, pas de théâtre, ni aucune autre activité de divertissement possible ».

    Hacem a d’ailleurs tenu à commencer notre entretien sur l’histoire des plages de Sfax depuis le débarquement meurtrier des colons français en 1881. Racontée dans les moindres détails, elle donne une certaine chronologie des épisodes douloureux qu’ont connu les sfaxiens. Les plages incarnent aussi le mythe d’une ville qui peu à peu a finit par tourner le dos à la mer et aux loisirs.

    Ce sentiment de marginalisation repose pour beaucoup, notamment Hacem, sur la certitude « qu’une volonté politique a toujours existé pour casser la ville, la réduire au travail en lui donnant aucun moyen de se développer ».

    De la fermeture d’une usine à une autre : les jalons phosphatés des luttes environnementales à Sfax

    « Fermons la SIAPE » n’est pas le premier mouvement sfaxien à lutter contre une société industrielle.

    Dans les années 1980, l’Association de Protection de la Nature et de l’Environnement de Sfax (APNES) a aussi lutté pour la fermeture d’une usine suédoise d’acide sulfurique et de traitement du phosphate, la « NPK ». Située au cœur de la ville, la NPK non seulement répandait ses fumées et fuites accidentelles sur Sfax mais l’avait aussi coupé définitivement de la mer en déversant les déchets de transformation du phosphate – 450 000 tonnes de phosphogypses annuellement pendant trente ans – sur ses côtes nord.

    Abdelhamid, actuellement président de l’APNES, militait à l’époque contre cette catastrophe : « On avait de l’audace, on disait tout haut : on est en train de nous tuer, d’étouffer la ville » se souvient-il. La fermeture de cette usine avait finalement été décidée en 1986 par Bourguiba. Jusqu’à sa fermeture effective en 1992 sous Ben Ali, la lutte de l’association avait été mené « avec courage dans un contexte où la cause environnementale était absente voire taboue et la société civile fortement sous pression ».

    De cette fermeture est né le projet « Taparura », projet de dépollution et de réhabilitation des côtes nord, dont le nom est celui que portait Sfax dans l’antiquité. Ce projet consiste donc dans un premier temps à rassembler le phosphogypse terrestre et marin et l’envelopper « hermétiquement » sous la terre pour y replanter des arbres ou le recouvrir du sable venant de Kerkennah.

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    Sur la deuxième photo, la zone circulaire verte correspond à la zone d’enfouissement des phosphogypses, la végétation faisant notamment office de test d’imperméabilité du dispositif. Montages d’images publiées sur le site web du projet Taparura.

    La Société d’étude et d’aménagement de la côte nord de la ville de Sfax (SEACNVS) créé quelque années plus tôt en 1985, prendra le relai : d’un projet de dépollution, Taparura sera un projet de développement urbain visant à réconcilier la mer et la ville. « Un projet d’avenir certes, mais également de foncier économique et touristique » me précise Abdelhamid. Son avenir semble ainsi dépendre d’autres projets d’aménagements dont les enjeux font à l’évidence échos à la décision de fermeture de la SIAPE en 2008.

    Un projet urbain au service de la lutte contre la pollution ?

    Mohamed m’explique que dans les années 2000, Ben Ali décide de lancer un appel d’offre pour Taparura. « Il espère voir ce projet ressembler aux Berges du Lac de Tunis, une vitrine gouvernementale néo-libérale » située sur les rives nord du Lac Nord de la capitale. Quand on s’y penche un peu, le parallèle prend des allures quasi-prophétiques.

    « Les Berges du Lac » est en effet un projet d’aménagement qui émerge « en rupture nette avec la légende noire de la lagune »[3], marquée par un désastre écologique. Après l’assainissement de la zone dans les années 1990, « l’espace considéré pose clairement la question de la production d’espace pour et par les élites » pour le chercheur P-A Barthel. Via « la production d’équipements de prestige et d’un immobilier de luxe à usage de bureaux ou d’habitations de très haut standing », les Berges du Lac deviennent « en moins d’une décennie « le » Tunis du luxe et de l’argent »[4]. L’auteur souligne d’ailleurs que « les élites sfaxiennes ont joué un rôle pionnier particulièrement actif » dans ce chantier principalement dédié à l’investissement privé. Alors pourquoi ne pas tenter de reproduire « ce succès » à Taparura ?

    Sauf qu’à ce moment-là, la valeur commerciale du site se trouve fortement altérée par sa proximité avec « la gare-quai de Gafsa » des trains qui ramènent le phosphate, les vestiges de l’ancienne NPK annexés au port commercial où est importé massivement du souffre, ainsi que les espaces de conteneurs à proximité.

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    En 2006, la première planification urbaine à l’horizon 2016 (« SMAP3 ») prévoit ainsi la délocalisation de l’ensemble de ces infrastructures « gênantes » vers le territoire de la SIAPE au sud, qui doit pour cela fermer. Mohamed se souvient « qu’à ce moment-là, les médias annoncent les taux anormalement élevés de pollution » et même Ben Ali renchérit auprès de la population « avec des promesses de marina ». Du coté des militants, « on se réjouit de célébrer la décision officielle du gouvernement de fermer la SIAPE en 2008 pour les vingt ans de celle qui avait fait fermer la NPK » me raconte Abdelhamid.

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    Seulement depuis, rien a bougé. En 2016, la SIAPE fonctionne toujours à plein régime, et les promesses du projet Taparura contre cela ne semblent pas prendre effet. La zone est d’ailleurs toujours un no-man-land :

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    Non loin de là, le souffre importé est donc toujours déposé en vrac au port et transporté sans protection par wagon à travers la ville vers les usines de transformation (SIAPE, Skhira, Gabès, Mdhilla). Le souffre transformé en acide sulfurique est en effet un composant indispensable à la transformation du phosphate en engrais et en acide phosphorique. « On est actuellement en justice là-dessus, m’explique Abdelhamid, car à court terme il est urgent que les wagons soient au moins couverts et la zone de dépôt banalisée. Et c’est en cela que le problème de la NPK n’est pas complètement terminé ».

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    L’aménagement du port semble même aujourd’hui prioritaire, les conteneurs continuant de s’entasser sur les anciennes plages « devenues des dépotoirs, passant de 30 000 conteneurs en 2008 à 100 000 aujourd’hui » me précise Hacem.

    La décision de fermeture de la SIAPE de 2008, et celle de l’extension du port au nord paraissent de plus en plus incompatible pour les militants sfaxiens. Cela ne semble pas jouer en faveur ni de leur lutte contre la pollution, ni de leur volonté d’accès retrouvé à la mer et à ses divertissements. Les négociations avec les ministères se renouvellent en vain au rythme des recompositions du gouvernement, et les militants comme Hacem, se découragent de voir « la décision politique d’extension du port côté nord devenir presque irrévocable ».

    De la plage à la SIAPE, le mouvement se met en marche

    En 2014, une pétition citoyenne est alors lancée à tous ceux qui soutiennent la décision de fermeture de la SIAPE.

    collectifCette initiative est très largement soutenue par les associations et les citoyens. Est formé alors un comité de pilotage « Fermons la SIAPE » (CoPil) chargé d’orienter et coordonner le Collectif Environnement et Développement Durable.

    Ce collectif serait aujourd’hui composé de l’association Beit El Khibra et de l’APNES, mais également de la section sud de Sfax de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, la section locale de l’Institut Arabe des Chefs d’entreprises, celle de l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), celle de l’Ordre des avocats, etc.

    Hacem, est d’ailleurs actuellement le coordinateur principal du Collectif.

    Comme le remarque Abdelhamid, cela ne se joue plus seulement entre l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) et l’APNES comme c’était le cas avant le 14 janvier 2011. Désormais « tout le monde veut parler d’environnement et il y a donc nécessité de coordonner, coaliser afin de ne pas éparpiller les efforts ».

    La récupération des plages en 2015 : « une preuve que l’on peut faire quelque chose ensemble »*

    *propos d’Abdelhamid

    En 2015, le Copil lance un appel à marcher le 14 janvier de la municipalité de Sfax jusqu’aux plages sinistrées et menacées par le projet d’extension du port. La date n’a pas été choisie au hasard : c’est le quatrième anniversaire « de la révolution, venue consacrer notre droit à un environnement sain dans la nouvelle constitution » me précise Hacem. « Et nous avons été surpris, 5000 personnes ont répondu à l’appel et ont marché les deux kilomètres ensemble jusqu’à la mer ».

    C’est arrivé là-bas que « le mot d’ordre est lancé : en juin prochain, nous allons récupérer les plages ! » m’explique Abdelhamid.

    « On nous a pris pour des fous » me dit Kacem avec un air amusé. Il m’explique que l’action de récupération s’est alors joué sur deux plans : « Nous avons décidé de suivre deux chemins : les canaux officiels et l’action citoyenne autonome. On a donc tout d’abord présenté le projet au gouverneur et on a demandé l’assistance et l’aide aux administrations officielles. De notre coté, on a organisé pendant le mois de juin des journées citoyennes de propreté tous les week-ends, pour enlever 35 000 tonnes de gravas afin que la troisième semaine de Ramadan, on puisse tous aller se baigner !

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    Montages de photos publiées sur la page facebook du mouvement « Fermons la SIAPE »

    On a travaillé jours et nuits, et on a réussi finalement à importer du sable, planter des parasols et mettre en place des parkings. Le 15 Juillet 2015 enfin, on a organisé une grande fête sur la plage, avec un diner, de la musique, des tournois de beach volley. Cette dynamique culturelle a été maintenue tout l’été ».

    Je comprends davantage pourquoi nous avons commencé notre café avec Hacem par l’histoire des plages : de stigmates du sacrifice sfaxien, elles sont devenues symboles d’une victoire citoyenne.

    Pour Hacem en effet, « le combat pour l’environnement ne va pas seul. L’appropriation de l’espace et la création d’évènements qui font que le citoyen se sente à appartenir à cet espace, sont deux aspects fondamentaux d’un mouvement qui se veut à la fois populaire et promoteur de culture à Sfax. Les activités culturelles sont d’ailleurs la meilleur façon d’éveiller une conscience environnementale »

    Nous sommes ensuite allés y faire un tour.

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    Sous la chaleur du mois d’Aout, beaucoup de familles profitent du calme et des baignades. Un club nautique a même ouvert, tel une énième barricade entre les conteneurs et la mer. C’est comme l’avant-goût d’un avenir meilleur, une première idée « pour réaliser qu’il peut faire bon vivre à Sfax ». Et pour Hacem, c’est important de briser ces sentiments de fatalité « et renouer avec la confiance des citoyens qui constatent que certaines promesses se concrétisent ».

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    Plus tard dans la journée, Abdelhamid reviendra sur le sujet : « certains pensent qu’on aurait pas dû autoriser les baignades, car il y a encore beaucoup du souffre sur la plage et dans la mer. Mais c’est à l’Etat de prendre cette responsabilité d’interdire ou autoriser les baignades ».

    En l’occurrence après l’inauguration des plages, le combat s’est prolongé auprès des ministères pour qu’elles soient maintenues publiques et que le projet d’extension du port soit de facto abandonné. Le dialogue est compliqué, certaines mesures gouvernementales entachant réellement les conditions d’une concertation constructive. En effet, le directeur de la Société d’aménagement des côtes nord (SEACNVS) – et relative au projet Taparura- a été licencié en Juin 2015 par le ministère de l’équipement au motif de sa participation à l’action citoyenne de récupération. Mohamed m’explique que « l’ex-directeur aurait utilisé les moyens de la société pour donc mener une campagne contre une autre institution publique – l’office des ports -, en amenant le sable sur la plage ». L’affaire a été portée devant les tribunaux.

    C’est donc vers la municipalité de Sfax que le Collectif se tourne davantage à présent m’explique Hacem : « On a demandé au conseil municipal que la ville agisse pour l’acquisition des plages. C’est dans ce sens-là qu’on collabore avec la ville, et le changement de vocation du terrain serait en cours. En tant que collectif, il est important de ne pas tourner complètement le dos aux institutions pour que la mairie soit le reflet de ce que nous voulons. Cela semble de plus le seul moyen de transmettre nos doléances au pouvoir central qui continue d’avoir la main sur une majorité de décisions ».

    En 2016, quid de la SIAPE ?

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    L’artiste qui a tagué ce pistolet aux abords de l’usine, aurait été par la suite arrêtée en janvier 2016 et obligée de signer un engagement pour ne plus s’approcher de la SIAPE (source)

    Jusqu’ici, il est intéressant de constater que la lutte environnementale du mouvement « fermons la SIAPE » a été mené sur le terrain de l’aménagement. En effet, ce serait un projet d’aménagement – Taparurra- qui aurait initialement justifiée la décision gouvernementale de fermer la SIAPE en 2008. Après la révolution, c’est le projet d’aménagement du port – en faveur de son extension au Nord – qui compromettait l’effet de miroir vertueux « Taparura-SIAPE », et contre quoi s’est opéré la récupération des plages. « Le mouvement a fini par être pris au sérieux par les citoyens et les institutions régionales, et le projet d’extension du port au nord a donc été abandonné », conclue Hacem sur l’année 2015.

    La mobilisation ne faiblit pas : le nombre de manifestants double !

    En 2016, « l’appel à la marche du 14 janvier » est donc à nouveau lancé. Cette fois-ci, ils seront 10 000 à se déplacer du centre ville vers la SIAPE, et des jeunes iront jusqu’à symboliquement s’enchainer aux grilles de l’usine.

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    « Pas de croissance, pas de tourisme, la SIAPE a tué l’agriculture. La volonté de vivre »

    « On a même décidé à cette occasion d’y associer les partis politiques au pouvoir et ceux de l’opposition. L’idée était de dépasser la dichotomie détestée par les citoyens, en invitant les élus à participer sans étiquette à une marche pacifique et citoyenne. Sur les 16 députés, 9 sont venus. » m’explique Hacem. Inviter les députés doit permettre de s’assurer qu’ils feront davantage le relai des revendications du mouvement au sein du parlement et en cela, continueront d’exercer une pression au plus haut niveau de l’Etat. Les signaux de prise en charge du problème sont toujours au rouge.

    La fermeture de la SIAPE dans l’ombre du « soleil » de Taparura ?

    « La logique qui consiste à concentrer le problème sur la SIAPE et la solution sur Taparura a ses limites et ses ambigüités » pense Mohamed. Force est déjà de constater que « la solution » aurait tendance à davantage jeter de la poudre aux yeux, qu’à éradiquer le « problème ».

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    En effet, le projet « Taparura » continue en 2016 toujours à être balloté d’appels à manifestation d’intérêt en concours à projets, avec notamment le renfort de la Banque Européenne d’Investissement et de l’Agence Française de Développement qui orchestre les procédures, l’Union pour la Méditerranée qui le labellise, etc.

    Ses opportunités de partenariats publics-privés ont même récemment été « exposées » lors la tant dénoncée Conférence internationale sur l’investissement « Tunisia 2020 », en novembre dernier[4].

    Les convoitises donneraient d’ailleurs lieu à «une véritable course à l’opportunisme à Sfax », selon Mohamed. La mobilisation pour la fermeture de la SIAPE ne serait d’ailleurs pas exempt selon lui « d’un jeu de lobby, même s’il y a bien sûr des gens qui veulent sincèrement le bien de leur région ».

    Hacem déplore de son coté, le fait qu’encore une fois la volonté de la politique centrale sur ce projet prime sur celle de la ville. Il y aurait ainsi nécessité de lutter « pour que le terrain comme l’avenir de Taparura revienne à Sfax et correspondent à la vision qu’ont projeté et défini les sfaxiens à l’horizon 2030 ».

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    « Aujourd’hui nous décidons l’avenir de nos enfants. Tous d’une seule main pour fermer la SIAPE »

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    Hacem, pour qui «sans vision on ne peut mener le combat », lève les ambigüités que l’on pourrait prêter au rapport « Fermons la SIAPE » et le projet Taparura. Leurs liens s’harmoniseraient sous une seule devise : « D’ici 2030, il fera bon vivre à Sfax ». Cette vision qui se décline en plusieurs axes (« réconcilier la ville et la mer », « l’économie et l’environnement », « devenir un pôle technologique de santé » etc.) a réellement permis selon lui cet ancrage social de la lutte « Fermons la SIAPE », dans le sens où il est désormais acquis que « la mise à mort d’une industrie vise à développer la ville ».

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    « Notre principal ennemi à Sfax aujourd’hui, c’est l’UGTT !»*

    *propos d’Abdelhamid

    Pour Abdelhamid, le gouvernement et notamment le ministère de l’environnement « n’est pas en mesure de prendre des décisions par un manque de courage face au lobby syndical de Sfax. ».

    Hacem abonde aussi ce sens. Il dénonce tout d’abord la mauvaise foi de l’argument syndical qui vise à défendre les emplois des quelques 400 travailleurs de la SIAPE : « Ce sont des mensonges. Il y a eut un projet de plan social visant à la fois à indemniser les ouvriers d’un certain âge qui souhaiter profiter de la fermeture pour s’arrêter de travailler, et à assurer le réemploi des jeunes par des promesses d’embauches signées par des hommes d’affaires de la région. Mais c’est surtout parce que la SIAPE est une manne financière pour l’UGTT de Sfax, qu’elle s’oppose à sa fermeture : elle touche 1 millions de dinars par an de l’usine. L’usine compte d’ailleurs 87 travailleurs qui n’y ont jamais mis les pieds, mais qui se chargent de protéger les intérêts de l’UGTT. Ce sont des bandits notamment des quartiers populaires à coté de la SIAPE qui nous ont déja physiquement agressés lorsque nous sommes venus manifester. Mais on va pas abandonner, imaginez le nombre d’usines qui pourraient employer sur les 400 hectares qu’occupe actuellement la SIAPE ! ».

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    « Sfax bouge pour délocaliser la SIAPE ! SIAPE délocalisée Sfax prospère ! »

    Hacem me fait part aussi de la réunion qu’ils ont eut avec le ministère des mines et de l’énergie il y a 6 mois.

    Chacune des parties avait exposé ses arguments. Ceux du mouvement consistent notamment à appuyer la fermeture par le transfert des activités de la SIAPE à Mdhilla, une ville minière au sud de Gafsa où est à la fois réalisée l’extraction, le lavage et la transformation du phosphate.

    Hacem mais aussi Abdelhamid plus tard dans la journée, insistent sur le fait que cela serait possible étant donné « que l’usine de transformation Mdilla 1 ne fonctionnerait qu’à 50% de ses capacités », et « que la construction des usines Mdilla 2 et 3 serait en cours ».

    Hacem poursuit : « les ministres étaient d’accord avec nous. Qu’est-ce qui les en a empêché ? Encore une fois l’UGTT de Sfax par les arguments de l’emploi, non seulement des travailleurs de l’usine, mais aussi des transporteurs. En effet, actuellement, il n’existe plus que deux trains par semaine de Mdilla à Sfax, et plus aucun de Gafsa à Sfax. Ceci arrange bien les affaires des entreprises privées de camion qui se substituent aux trains et qui facturent cinq fois plus le transport. Le lobby des camionneurs est devenu très influent étant donné que l’on trouve notamment dans ceux qui tirent des profits, soit des syndicalistes, soit des élus au parlement ».

    « On ne nous parle plus de fermer la SIAPE mais de changer sa vocation industrielle »*

    *propos d’Hacem

    Alors statut quo ? Pas tout à fait. Comme Mohamed et Hacem, Abdelhamid finit par évoquer le projet de reconversion qui se murmure à Sfax : « Maintenant ils nous parlent de la fermeture de la SIAPE que l’on connait pour une industrie soi-disant non polluante. Cela consiste ainsi à arrêter la production de Triple Super Phosphate (l’engrais TSP) pour passer à une production de Super Simple Phosphate (l’engrais SSP) réalisé à partir des phosphogypses (déchets). Ils veulent valoriser le phosphogypse, le recycler. Et soudain le talus redevient une mine !».

    Pour Mohamed, « cette fausse solution est présentée comme un moteur de développement ». Mais le flou reste entier. Abdelhamid me confie que « la SIAPE annonce qu’elle ne produit désormais plus de TSP mais certains ouvriers disent le contraire ». Il se désespère qu’une fois encore la loi ne soit pas appliqué, « car quand bien même elle serait passé au SSP, aucune étude d’impact n’a été réalisé ! et c’est ce que l’APNES revendique aujourd’hui ».

    Abdelhamid conclue : « Le gouvernement s’aligne sur les déclarations de la SIAPE, société rappelons-le étatique ! Alors soit il ment et auquel cas c’est un Etat voyou, soit il est victime de fausses informations par un groupe qui travaille sous son autorité. »

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    « Fermons la SIAPE » : une lutte environnementale qui peut faire jurisprudence en Tunisie ?

     

    Biensûr, il y a des contextes plus favorables que d’autres pour rassembler et revendiquer d’une usine polluante, bien au delà du respect de normes environnementales ou d’une remise à niveau de ses infrastructures, sa fermeture définitive. A Sfax, lutter contre la pollution avec des objectifs aussi « radicaux » s’avère sans doute plus concevable qu’à Kasserine par exemple, qui ne bénéficie pas du même « climat des affaires », des mêmes chances de réemplois, ou des mêmes expériences de concertation entre autorités et société civile, etc.

    Villes où le phosphate est transformé : Sfax, Skhira, Gabès et Mdhilla

    En cela, l’alternative consistant à délocaliser les activités de la SIAPE vers Mdhilla, est problématique. En effet, le fonctionnement actuel des usines du Groupe Chimique Tunisien là-bas est actuellement loin de pouvoir nous rassurer sur les conditions de travail des ouvriers en cas d’augmentation du niveau de production.

    Par ailleurs, les pollutions qu’elles génèrent, exposent déja très gravement des populations démunies et des ressources naturelles particulièrement vulnérables dans la région minière et aride de Gafsa.

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    La fermeture de la SIAPE ne pourrait ainsi s’avérer être une victoire « totale » pour l’environnement en Tunisie si elle se gagne au prix d’une délocalisation de la pollution vers des territoires actuellement défavorisés et d’une impossible solidarité entre mouvements locaux.

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    Néanmoins et dans l’état actuel du peu de garanties dont dispose le mouvement pour l’instant, son expérience n’en reste pas moins inspirante à de nombreux égards.

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    Les moyens d’exprimer sa contestation revêtent des formes très diverses à Sfax surtout chez les jeunes qui font preuve de créativité. Ci-dessus, une image du clip « Je suffoque, je suffoque », réalisé par Omar, animateur de Radio Diwan.

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    En effet, le mouvement a su sensibiliser et mobiliser très largement contre la pollution à travers la défense d’un cadre de vie commun et la reconquête de l’espace urbain. Il se soustrait ainsi autant que possible, à une prise en otage par l’emploi en s’efforçant de démontrer que la fermeture permettrait davantage de développer la ville sur le plan socio-environnemental, économique, touristique, culturel, etc.

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    Marche du 14 janvier 2016, disponible sur le groupe facebook « fermons la SIAPE »

    Le mouvement montre également qu’une certaine institutionnalisation de son organisation a été mise en oeuvre dès le début : ainsi ces décisions et actions résultent d’une coordination entre plusieurs associations qui forment un noyau dur. Il faut enfin souligner que cette coalition a emprunté un panel large de moyens de lutter : le dialogue institutionnel à échelle locale/régionale et les négociations gouvernementales, mais aussi les manifestations de rue, les évènements citoyens, le recours à la justice des tribunaux.

    Depuis ma visite au mois d’Aout, Hacem m’a informé que le groupe chimique tunisien aurait entamé deux actions « complémentaires » : le GCT aurait ainsi commandité une étude d’impact pour la production de SSP, et dans la foulée aurait réclamé le déclassement du phosphogypse de la liste des produits et déchets dangereux afin de pouvoir l’utiliser dans la production de SSP.

    Le mouvement de son coté, aurait commencé à « casser l’union sacrée qui existe autour de l’UGTT » selon Hacem, en ralliant depuis des syndicats de base notamment de l’enseignement secondaire et supérieur. Il aurait poursuivi le dialogue avec certaines institutions et administrations régionales, ces dernières émettant de plus en plus de signes d’assentiment envers ses revendications.

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    Communiqué disponible sur la page facebook « Fermons la SIAPE »

    Le mouvement compte d’ailleurs bien en 2017 ne rien lacher sur la fermeture définitive de la SIAPE.

    Dans ce sens, le communiqué du Collectif datant du 4 Janvier 2017 (voir ci-contre) indique très clairement s’être fixé « une date limite pour fin janvier 2017 » : « à défaut d’annonce sans équivoque de la fin de toute activité chimique industrielle, avec un calendrier raisonnable, UNE ACTION D’ENVERGURE SERAIT ENTAMEE« .

    A suivre donc, le soutien national et international peut dans ce sens aussi se préparer …

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    [1] Monia Gasmi, « La répartition des établissements industriels à Sfax : un schéma radio-concentrique », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, mars 2006

    [2] « Réforme politique concernant la gestion du phosphogypseen Tunisie, Phase 1 : Evaluation de la situation actuelle », 2012, Plan d’Action pour la Méditerranéen, PAM/PNUE

    [3] Pierre-Arnaud Barthel, « Mondialisation, urbanité et néo-maritimité : la corniche du Lac de Tunis »,L’Espace géographique, 2006/2 Tome 35, p. 177-187.

    [4] Pierre-Arnaud Barthel, « Les berges du lac de Tunis : une nouvelle frontière dans la ville ? », Cahiers de la Méditerranée, 73 | 2006, 107-127

    [5] Site web officiel du projet Taparura : http://www.taparura.com/?p=3229&afc=1

    Source: http://emi-cfd.com/echanges-partenariats/?p=9363