VIOLENCES POLICIÈRES ET CRIMINALISATION DES ACTIVISTES ET DES DÉFENSEUR.E.S DES DROITS HUMAINS

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VIOLENCES POLICIÈRES ET CRIMINALISATION DES ACTIVISTES ET DES DÉFENSEUR.E.S DES DROITS HUMAINS

 

MARS 2021

À la mi-janvier, plusieurs manifestations ont éclaté aux quatre coins de la Tunisie, et continuent d’investir, aujourd’hui, les rues de plusieurs gouvernorats du pays. Les manifestant.e.s réclament une meilleure politique sociale et dénoncent la répression et la brutalité policière, dix ans après la révolution de la liberté et de la dignité.

Dès les premières manifestations du 14 janvier 2021, plusieurs organisations de la société civile tunisienne ont procédé au monitoring et à la documentation des violations policières qui ont eu lieu en marge de ces manifestations.

L’observation des violations dénoncées, notamment dans le cadre du suivi de l’aide légale fournie par les associations signataires, a permis la révélation de chiffres alarmants quant à la réponse répressive à l’égard de ces manifestant.e.s :

  • Plus de 2000 arrestations, pour la plupart arbitraires, ont été recensées en l’espace de deux semaines à travers au moins 14 gouvernorats du pays. Plus de 30% des personnes arrêtées étaient des mineurs ;
  • Plusieurs violations ont été exercées à l’encontre des droits des personnes arrêtées : détentions arbitraires, humiliations, torture, traitements inhumains et dégradants, menaces et intimidations verbales et physiques, harcèlement et surveillance en ligne ;
  • Un grand nombre d’activistes et de défenseur.e.s de droits humains ont également déclaré avoir été arrêté.e.s et/ou persécuté.e.s en raison de leur engagement militant.

Les associations signataires ont reçu, à la date de la publication de ce rapport, 29 signalements de violations à l’encontre d’activistes et de défenseur.e.s de droits humains, et ont pu s’entretenir avec 25 d’entre eux/elles dans le but de recueillir leurs témoignages et les détails des dépassements et des violations subies. Les principales conclusions des consultations font l’objet du présent rapport.

Parmi les 4 signalements qui n’ont pas encore été documentés, il est impératif de s’arrêter sur les cas de Rania Amdouni, Mehdi Barhoumi, Mondher Saoudi et Sami Hmaïed :

  • Rania Amdouni, activiste féministe queer, est victime, depuis la participation aux funérailles de Lina Ben Mhenni, de discours de haine, de harcèlement, de violence et de cyber violence dirigés contre elle, aussi bien par des inconnus que par des agents de police. Depuis sa participation aux manifestations contre le projet de loi relatif à la répression des violences à l’encontre des forces armées, elle fait l’objet d’incitation à la haine de la part de plusieurs comptes officiels de syndicats de police sur les réseaux sociaux. Le 28 février, Rania se déplace au commissariat de police de Bab Bhar pour porter plainte contre des agents de police qui l’avaient harcelée sur le chemin de retour chez elle. Elle est arrêtée, mise en garde à vue puis jugée et condamnée à 6 mois de prison ferme sur la base de l’article 125 : outrage à un fonctionnaire public.
  • Mehdi Barhoumi (International Alert), Mondher Saoudi (Cartographie Citoyenne) et Sami Hmaïed, tous les trois activistes de la société civile, sont victimes d’un raid policier sur la maison dans laquelle ils se trouvent, la nuit du 07 mars, sous prétexte d’une dénonciation d’un agent de police qui aurait été insulté et visé par un jet de bouteilles d’eau par les trois jeunes hommes, du haut de leur terrasse. Ils sont conduits au commissariat de Hay El Khadra, humiliés, menacés et accusés d’atteinte aux syndicats de police puis mis en garde à vue. Le 08 mars, le procureur de la République les met en libération provisoire et renvoie leur dossier au tribunal cantonal. L’accusation qui est dirigée à leur encontre est, encore une fois, outrage à un fonctionnaire public.

Au niveau de la provenance géographique, les répondant.e.s vivent dans le :

  • Gouvernorat de Tunis (18) : 7 à Bab Bhar, 5 au centre-ville, 3 à Bab Souika, 1 à La Goulette, 1 à la Médina et 1 à El Omrane ;
  • Gouvernorat de Kasserine (3) : 1 au centre-ville, 1 à Sbeitla et 1 à Ezzouhour ;
  • Gouvernorat de Ben Arous (1) : Mourouj ;
  • Gouvernorat de Sousse (1) : Centre-ville ;
  • Gouvernorat de Manouba (2) : Manouba.

La moyenne d’âge des activistes et défenseur.e.s de droits humains interviewé.e.s est de 27 ans, allant de 18 à 42 ans. 13 s’identifient en tant qu’hommes, 3 en tant que femmes, 4 en tant que personne queer, une personne est de genre fluide et 2 ont préféré ne pas révéler leur genre.

6 des répondant.e.s sont étudiant.e.s, 3 sont salarié.e.s, 3 sont ouvrier.e.s, 4 sont sans emploi, 3 sont élèves, 3 exercent une profession libérale et 3 ont préféré ne pas révéler leur activité principale.

Les répondant.e.s sont de différentes appartenances militantes[1] :

  • 14 ont un engagement associatif ;
  • 9 ont un engagement LGBTQI+ ;
  • 7 ont un engagement politique ;
  • 3 ont un engagement syndical ;
  • 2 ont un engagement pour les droits humains ;
  • 1 a un engagement pour l’abrogation de la loi 52 sur les stupéfiants ;
  • 1 a un engagement pour l’égalité des genres et contre la traite des personnes.

Les activistes et défenseur.e.s de droits humains interviewé.e.s ont été victimes de toutes sortes d’agressions de la part des agents de police. D’abord, il y a l’agressivité, le manque de respect et les insultes (23 cas sur 25) ; ensuite, il y a les coups de pieds, coups de poings et gifles (20 cas sur 25). Un tiers des activistes et défenseur.e.s de droits humains interviewé.e.s (9 cas sur 25) ont indiqué avoir eu la nuque, le thorax ou le visage écrasé par le pied ou le genou d’un policier, avoir été victimes de jets de gaz lacrymogène, avoir reçu des coups de matraque et ont déclaré que leurs appels à faire cesser les souffrances sont restés sans effet (voir tableau 1).

D’autres sévices corporels ont également été enregistrés tels que des clés de bras douloureuses (7 cas sur 25) ou des coups à terre ou alors que la personne est maîtrisée (6 cas sur 25). Un activiste a indiqué avoir été frappé sur les parties génitales, un autre avoir subi des attouchements sur des zones sensibles du corps, un autre encore avoir été poussé violemment sur une voiture de police entraînant des blessures au niveau de ses mains.

Tableau 1. Type de violences subies par les activistes et DDH interviewé.e.s dans le cadre de ce rapport

Les violences policières perpétrées contre les répondant.e.s ont eu lieu principalement lors des manifestations (10 cas sur 23), sur les réseaux sociaux (8 cas sur 23), dans un commissariat de police (6 cas sur 23), et dans les lieux de détention (5 cas sur 23). Les pages des syndicats de police sur Facebook ont été citées comme le premier responsable des cyber-violences subies (voir tableau 2).

Certain.es activiste.s se sont fait agresser directement à leur domicile. C’est le cas de Y., un militant de l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET), qui a été arrêté, torturé et maltraité chez lui, jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Il continue de recevoir des menaces quotidiennes et, craignant pour sa vie, a été contraint de déménager. Les violences subies nourrissent un sentiment d’insécurité et de détresse psychologique chez les militant.e.s, mais également pour leur famille et leur entourage.

Tableau 2. Circonstances des agressions subies par les activistes et DDH interviewé.e.s dans le cadre de ce rapport

Les répondant.e.s estiment avoir été victimes de discriminations, du fait de leur participation aux manifestations, mais aussi du fait d’autres éléments : ces discriminations concernent majoritairement les convictions politiques (15 cas sur 25), l’orientation sexuelle (15 cas sur 25), le sexe (5 cas sur 25), la langue, le lieu de résidence/région, la profession et l’apparence physique (4 cas sur 25).

Dans la quasi-totalité des cas, des témoins étaient présents lors des agressions, mais la majorité d’entre eux (19 cas sur 23) n’ont pas déposé leur témoignage auprès de la police, par peur d’être incriminés à leur tour. Malgré les obstacles, des images de l’agression ont néanmoins pu être prises dans la moitié des cas (12 cas sur 25).

L’analyse des chefs d’accusation (rébellion et trouble à l’ordre public dans la majorité des cas, mais également outrage à un fonctionnaire public, violation du couvre-feu/confinement) semble indiquer une volonté des autorités de violer le droit de manifester ainsi que le droit d’expression exercés par les répondant.e.s. L’effet le plus patent est l’interdiction faite aux jeunes de Hay Ettadhamen, quartier populaire et marginalisé de la capitale tunisienne, de rejoindre le lieu de manifestation face à l’Assemblée des Représentant.e.s du Peuple, à Bardo, le 25 janvier 2021.

D’autres chefs d’accusation, de prime abord sans relation directe avec le contexte des manifestations, ont également été mobilisés afin d’arrêter et de condamner les défenseur.e.s des droits humains et les activistes interviewé.e.s (voir tableau 3).

Tableau 3. Chefs d’accusation dirigés contre les activistes et DDH interviewé.e.s dans le cadre de ce rapport

Deux répondant.e.s ont témoigné des conditions déplorables de détention au centre Bouchoucha. Avec 40 à 70 personnes par cellule, la distanciation sociale ne pouvait absolument pas être respectée. L’un d’entre eux avait attesté que le véhicule de transfert prévu pour transporter 9 personnes en comptait généralement 21. La nourriture et l’eau potable étaient insalubres, il n’y avait pas de lit pour se coucher, certain.e.s détenu.e.s avaient les mains menottées presque en continu.

Au sein du même centre de détention, trois répondant.e.s ont rapporté avoir été victimes de torture et de traitement dégradant et humiliant (injures, harcèlement sexuel, coups et blessures).

Dans 13 cas, un procès-verbal a été dressé contre les activistes et les défenseur.e.s de droits humains interviewé.e.s. Cependant, 3 répondant.e.s seulement estiment que les procès-verbaux dressés par les policiers relataient correctement les faits. 6 estiment que les PVs n’étaient pas conformes à la réalité des faits. 2 répondant.e.s n’ont pas pu avoir accès à leur PV. 8 répondant.e.s estiment avoir été forcé.e.s à signer les PVs.

Grâce à leur déclaration, nous savons également qu’après l’arrestation, 11 répondant.e.s ont été placé.e.s en garde à vue. 5 ont vu leur garde à vue prolongée au-delà des 48 heures légales. La procédure régulière qui consiste à motiver et à communiquer la décision de prolonger la garde à vue n’a été respectée dans aucun cas. 7 des gardé.e.s à vue attestent qu’ils/elles n’ont pas été informé.e.s de leurs droits en période de garde à vue.

Tou.te.s les répondant.e.s (5) qui ont fait appel à un.e avocat.e durant leur garde à vue y ont eu accès, après une grande résistance de la part des agents de police dans tous les cas. Les avocat.e.s contacté.e.s ont pu être présent.e.s durant l’audition des répondant.e.s par la police. 5 ont été empêché.e.s de contacter un.e proche afin de l’informer de leur mise en garde à vue.

Dans un seul cas, un examen médico-légal faisant état des maltraitances subies avait été réalisé, à la demande du répondant. Il a affirmé ne pas avoir eu accès à son certificat médical initial par la suite.

4 répondant.e.s ont été placé.e.s en détention après leur période de garde-à-vue. 2 seulement ont été présenté.e.s au procureur de la République avant que ce dernier n’émette de mandats de dépôts à leur égard.

Associations signataires :

 

  • Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux
  • La Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme
  • DAMJ pour la Justice et l’Egalité
  • Avocats Sans Frontières
  • L’Association Tunisienne de Défense des Libertés Individuelles
  • L’Organisation Mondiale Contre la Torture
  • Calam
  • L’Association Tunisienne de Prévention Positive
  • Le Groupe Tawhida Ben Cheikh
  • EuroMed Rights Tunis
  • Psychologues du Monde en Tunisie
  • Association pour la Promotion du Droit à la Différence
  • Shams
  • Mawjoudin
  • Intersection Association for Rights and Freedoms

[1] Noter que plusieurs activistes ont des engagements croisés. Par exemple, 7 des défenseur.e.s des droits LGBTQI+ ont également un engagement associatif.

 

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