Problème des eaux usés à Moularès: des droits environnementaux violés

0
5550

Par Rihab Mabrouki, chargée de mission justice environnementale à la section du bassin minier

Les 30 000 habitants[1] de la délégation de Moularès souffrent de la problématique des eaux usées depuis plus de trois ans. Lorsque l’on circule dans les sentiers de ses quartiers, en passant par « Cité El Kousaylè », l’un des plus grands quartiers de la délégation, on peut apercevoir de petits lacs, grisâtres à cause de l’infiltration des particules de phosphate dégagées par les camionnettes de phosphate qui traversent quotidiennement cette zone. Des odeurs âcres traversent le nez et des déchets sont dispersés à la surface du lac, dessinant un tableau tragique, mortuaire. En s’approchant des arbustes nains qui se trouvent aux abords du lac, on pourrait presque entendre leurs gémissements. Ils sont dans une lutte continue pour rester vivants face à ce champ toxique.

« Notre santé et la santé de nos enfants est en danger, les autorités doivent trouver une solution pour cette catastrophe » s’exprimait l’un des habitants qu’on a rencontré près de ce lac, s’adressant aux autorités locales pour agir et trouver une solution immédiate à cette catastrophe qui commence à menacer la vie des habitants. Malheureusement, les solutions demeurent absentes à cause de l’absence de volonté et de stratégie de la part des pouvoirs publics, notamment l’office national de l’assainissement (ONAS), et ce malgré l’existence de lois qui insistent depuis l’indépendance sur l’importance de lutter contre toute sorte de pollutions environnementales.

Plusieurs questions se posent donc : pourquoi est-on arrivé à cette situation catastrophique ? Que font les autorités pour résoudre cette problématique et quelles sont leurs responsabilités ?

Violation des droits malgré les exigences de la loi 

La Tunisie a adopté plusieurs lois pour la préservation des droits environnementaux[2], notamment après la révolution. Le droit à un environnement sain a connu un progrès juridique impressionnant qui s’est traduit par la refondation de l’édifice juridique tunisien. Dans le même cadre, on a insisté, dans l’article 45 de la nouvelle Constitution, sur l’obligation d’assurer les droits des citoyens de vivre dans un environnement propre et équilibré et de lutter contre la pollution.

La création de l’ONAS en 1974[3], de même que la ratification de plusieurs conventions et protocoles internationaux spécifiques à la protection de l’environnement sont des éléments majeurs de l’architecture environnementale. Ces ratifications reflètent une conviction de l’importance de la protection des milieux de vie, sans pollution et des conditions environnementales indispensables au développement de la société d’une manière générale et au respect des droits de ses citoyens.

Cependant, malgré l’existence d’un cadre constitutionnel propre à l’amélioration de la situation environnementale et à la lutte contre la pollution, les questions environnementales demeurent secondaires dans les priorités des autorités régionales et locales qui ont montré leurs limites dans le respect de ce cadre. Ainsi, des voix se sont levées appelant à trouver une solution à ce problème dans le cadre de la responsabilité juridique et sociétale des organismes de l’Etat.

Les lacs de la mort 

La quasi-totalité des habitants de Moularès ignorent complètement que cela fait déjà 46 ans que l’ONAS existe, créé pour rénover et entretenir le réseau d’évacuation des eaux usées dans les zones municipales.  Mais la plupart savent que ce réseau est très dégradé et son état est semblable à celui de plusieurs services rendus par l’Etat.

Malheureusement, le réseau d’eaux usées est devenu la cause principale des débordements, essentiellement à cause de la vétusté et de la faiblesse de la maintenance des installations. Les responsables ne s’intéressent pas à ces questions, qui sont secondaires et financièrement coûteuses à leurs yeux.

Depuis des années et jusqu’aujourd’hui, les habitants des quartiers sinistrés ont fait beaucoup d’appels de secours pour alerter sur le déversement des eaux usées dans leurs quartiers qui ont engorgé la terre et débordé pour causer des odeurs âcres. Cependant, l’attitude des responsables demeurent ignorante de ces appels citoyens, ce qui reflète véritablement une indifférence à l’égard des droits violés des habitants.

Dans son intervention à propos de cette problématique, Salem, un des habitants de Cité El Kouseylè, ajoute : « c’est la même chose depuis des années, depuis la dernière intervention des autorités locales pour l’aménagement de la zone, il n’y a eu aucune réaction pour répondre à cette catastrophe ».

Photo de débordement des eaux usées dans la cité El kouseylè (Moularès, le 2 avril 2020)

Tandis que Fatma, elle, avait le même avis que la plupart des habitants que nous avons croisés. Pour elle, l’ONAS est le premier responsable de l’aggravation de la situation environnementale de son quartier, surtout pendant l’été ; ; la saison de l’invasion des moustiques et de toutes sortes d’insectes.

 

 

Indifférence des autorités à l’égard de la situation 

La loi 30 de l’année 2016, dans son article 3 concernant les abus au niveau des précautions de l’hygiène dans les zones communales[4], insiste sur l’enregistrement des violations de la part des agents de la police judiciaire. Malgré cet arsenal juridique pour protéger les droits environnementaux des citoyens et assurer la justice environnementale, le laxisme des autorités locales et les pseudo-solutions demeurent la règle générale et la situation n’a pas évolué.

Le porte-parole du conseil municipal de Moularès, Monsieur Wanis Ben Younes, nous a expliqué que depuis la réalisation du premier projet dans les années 90, l’aménagement et la rénovation du réseau d’assainissement n’a pas du tout été réalisée, et n’a donc pas pris en considération la croissance de la population et donc l’augmentation de la pression sur les canalisations.

Par ailleurs, il a ajouté que l’une des causes qui a mené à cette catastrophe est la répétition des pannes techniques au niveau de la concentration des canaux de la Cité El Kouseylè, ce qui a causé la création de ces lacs d’eaux usées qui sont aujourd’hui la cause de différentes maladies. La situation est d’autant plus grave que la région du bassin minier est aujourd’hui un foyer du virus Covid-19 ce qui nécessite de veiller plus sur la santé des habitants et sur la propreté de leur milieu de vie.

Monsieur Wanis a également abordé un problème technique au niveau de l’inclinaison des canaux de la Cité El Kouseyla, ce qui a directement conduit à l’accumulation des eaux sous formes de lacs.

Responsabilité partagée et solutions à l’horizon

Selon Monsieur Mahmoud Issaoui, le président du conseil municipal, le budget prévu pour la construction de la station d’assainissement, qui doit desservir les villes de Moularès et de Redeyef dans les trois prochaines années, est de 26 milliards de dinars. Ainsi tous les membres du conseil municipal sont d’accord sur l’importance du problème d’assaisinissement et se sont convenus d’installer une nouvelle station d’assainissement, avec un financement allemand, dans la zone de Oued Elhachi tout en veillant à raccorder tous les quartiers de la dite zone. Il est à noter que plusieurs quartiers, comme celui de la Cité Ezzouhour ne sont toujours pas ralliés à l’ONAS. La question qui se pose désormais est de savoir, jusqu’à quand des quartiers comme la Cité El Kousaylè et Oued Salwa vont continuer à souffrir de cette façon, ? Et en attendant la réalisation de ce projet, y aura-t-il une intervention rapide pour libérer le quartier de cette catastrophe ?

Monsieur Wanis Ben Younes affirme que la responsabilité est partagée entre l’ONAS qui a totalement ignoré ce problème et la municipalité qui n’a pas pu intervenir d’une manière efficace pour dégager les déchets jetés par des habitants, ce qui a bouché les canalisations.

 

Ici, dans les villes du bassin minier, on ne s’intéresse pas aux droits des habitants ; c’est l’enchevêtrement des responsabilités administratives et l’absence de solutions qui priment. En fin de compte, le résultat est une catastrophe écologique et sanitaire vécue par les habitants.

Tout cela se passe au su et au vu des autorités locales et régionales, qui sont incapables de réagir. Ignorant que les questions environnementales et sanitaires sont la cause directe de plusieurs maladies, Il semble donc que ces questions leur sont triviales et sans importance.

 

[1] http://www.onj.nat.tn/stat-rasd/omel3rays.pdf

[2] https://www.legal-agenda.com/article.php?id=873

[3] http://www.environnement.gov.tn/index.php?id=79&L=2#.XpWxxZngqUk

[4] http://www.legislation.tn/detailtexte/Loi-num-2016-30-du-05-04-2016-jort-2016-030__2016030000301